Philippe Champy et Roger-François Gauthier : Contre l'école injuste ! 

L'école est-elle réformable ? Philippe Champy et Roger-François Gauthier en doutent dans un ouvrage (Contre l'école injuste, ESF Sciences humaines) qui ouvre une nouvelle voie pour la démocratisation scolaire. L'Ecole est irréformable si on s'obstine dans le même "imaginaire collectif" qui dirige l'éducation nationale et les réformes depuis des années. La réponse doit donc d'abord être intellectuelle. Ils appellent à une redéfinition des finalités de l'Ecole par une approche curriculaire qui organise l'Ecole autour de ses valeurs. Philippe Champy, auteur de "Vers la guerre scolaire" (La Découverte) et Roger-François Gauthier, inspecteur général, s'expliquent dans cet entretien.

 

Dans "Contre l'école injuste !", vous protestez contre toutes réformes de l'Education nationale qui ont eu lieu. Pour vous, elle est "irréformable". Est ce que vous ne mettez pas tout, Sarkozy comme Peillon et Delahaye, dans le même sac ?

 

Pas du tout ! C’est bien de ces conceptions binaires qu’il faut sortir ! "Irréformable" ? C’est pourtant ce que l’expérience montre ! Ce qui signifie qu'on ne s'attaque pas dans l'Education nationale à des questions de fond, celles qui sont en rapport avec les acquisitions indispensables, la façon de les enseigner et de les évaluer. Des questions fondamentales en termes d’acquisitions et de parcours scolaires n'ont pas été abordées par les précédentes vagues de réformes venues de la gauche. On essaie de comprendre pourquoi. V. Peillon et J.-P. Delahaye nous lisent d'ailleurs favorablement.

 

Vous dénoncez un "imaginaire collectif" qui serait responsable de l'incapacité de l'Ecole à se réformer. Peut-on dire que vous proposez une réponse intellectuelle et qualitative à la crise de l'école là où d'autres proposent une réponse quantitative ?

 

On peut le dire. Mais le qualitatif va de pair avec le quantitatif. Davantage de moyens est sans doute nécessaire, c’est une évidence. Mais on ne peut pas continuer à éluder la question du "à quoi servent" ces moyens supplémentaires. Pour que l’Ecole serve quelles finalités ? Si on reste dans l'école actuelle qui trie les élèves, avec un système de notation qui fait que pour les élèves la note importe davantage que les savoirs, à quoi ça sert ? Il faut interroger l'imaginaire scolaire dominant et prendre conscience qu'il y a des caractéristiques du système éducatif français héritées d'un passé élitiste. Il faut interpeller et mettre en cause cet héritage qui n’est jamais interrogé dans sa globalité, cat il est considéré comme « allant de soi ».

 

Vous remettez en cause les évaluations et les examens. Pourquoi et que mettre à la place ?

 

On ne prétend pas avoir des solutions toute prêtes. Mais on sait qu'il y a des systèmes éducatifs différents qui sont plus motivants pour donner aux élèves envie d’apprendre. Il faut arrêter le système actuel de notation où des déficits importants de savoirs peuvent être remplacés par d'autres savoirs grâce à des moyennes qui compensent. C'est très choquant du point de vue des acquisitions réelles des élèves.

 

Le système d’évaluation, ancré dans l'imaginaire collectif, paraît « juste » alors que la docimologie établit depuis longtemps qu'il souffre de nombreux biais. On le voit chaque année avec le débat sur les notes du bac. C'est surréaliste de prendre au sérieux ces notes qui prétendent refléter des acquisitions réelles alors qu'elles sont un produit institutionnel contestable. Mais parents et professeurs y tiennent...

 

Vous remettez en cause aussi les disciplines et même les savoirs scolaires. Vous dites de l'Ecole qu'elle est "indifférente aux savoirs". N'est ce pas pousser le bouchon un peu loin ?

 

 On essaie de faire prendre conscience que les savoirs que les jeunes doivent apprendre viennent actuellement de disciplines qui estiment qu’elles sont là de « droit divin », au détriment d’autres absentes, disciplines qui ne se parlent pas entre elles avec, dans le second degré, des professeurs qui sont chacun dans leur pré carré. Quand nous parlons de disciplines indifférentes aux savoirs c'est au sens des savoirs intégrés par les élèves. Ils sont censés, eux, trouver un sens global à ces éléments qu'on leur transmet. Or cette démarche n'est pas pensée par l'institution. Et une partie des difficultés de l'Ecole viennent de là, de la distance entre l’institution et le vécu des élèves réels. C’est pourquoi les élèves ne comprennent pas le sens existentiel des savoirs qu'on leur transmet, ni pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là !

 

Un autre problème tient à la définition des savoirs. Ce terme recouvre dans notre esprit aussi bien des connaissances académiques que d’autres savoirs, savoir-faire et acquisitions en lien avec l'ouverture au monde, avec tous les arts, les activités dites manuelles, les activités mettant en jeu de multiples compétences d’action individuelles et collectives. Or ces acquisitions ont une place insuffisante dans le système éducatif français. Pourquoi la philosophie n'est-elle pas abordée officiellement avant la terminale ? Pourquoi le droit, si lié à nos sociétés démocratiques, n'est pas présent dans le cursus scolaire ? Pourquoi les sciences humaines et sociales, par exemple la psychologie ou la sociologie, n’y ont pas de vraies places ?

 

Vous remplacez ces disciplines par un curriculum. Quelles différences ?

 

C'est une notion courante dans de nombreux systèmes éducatifs mais honnie en France. Le curriculum ne remplace pas les disciplines. Un curriculum c'est une organisation complète d'un système scolaire intégrant les contenus, l'évaluation, l'organisation du temps et de l’espace scolaires. On ne dissocie pas les savoirs de l'évaluation. Tout cela s'organise autour d'une logique qui donne un sens à l'expérience scolaire de l'enfant.

 

C'est lié à l'idée de la démocratisation scolaire. On s'interroge sur le type d'élève que l'école veut former. Quelles valeurs veut-on transmettre aux élèves ? Quels citoyens veut-on former pour que, dans leur vie professionnelle et personnelle, ils aient un rôle actif et pour qu'ils s'engagent dans la société. La notion de curriculum est pour nous une sorte de drapeau qui signale cette nécessité à refonder et relancer la démocratisation scolaire sur une base systémique globale et en étant au clair sur les besoins éducatifs d’une société démocratique confrontée aux défis de notre siècle.

 

Vous dites que l'Ecole est indifférente aux valeurs. Que serait une Ecole qui ne le serait pas ?

 

Ce serait une Ecole qui saurait quel type de citoyen elle veut former. Une Ecole qui ne soit plus dans la caractérisation des élèves entre « intellectuels » et « manuels » pour justifier des orientations arbitraires, qui remette en cause le système élitiste hérité du passé. L'Ecole actuelle est indifférente aux valeurs dans sa façon de trier les élèves. Elle montre que ce qui compte c'est le tri et la compétition et non pas la formation du citoyen de demain. Les valeurs affichées en paroles par le discours sur la « méritocratie républicaine » relèvent de la mystification en faisant reposer sur les élèves, et eux seuls, la responsabilité de leur parcours scolaire, du tracé réussi ou subi ou interrompu de ce parcours.

 

Cette Ecole idéale n'est-elle pas une utopie ? Ne demandez-vous pas trop à l'Ecole, notamment ce qui doit passer par la famille ?

 

Dire que l'éducation est l'apanage des familles est une position très réactionnaire. Cela renvoie à une école encore plus sélective où les parent activent leur réseau social, bien dissimulé derrière le paravent privé familial, pour donner des avantages à leur progéniture engagé dans la compétition scolaire. Un enfant ne peut pas entrer dans la société avec uniquement des apprentissages « familiaux ». Le périscolaire et l’extra-scolaire jouent un rôle important qu’une Ecole du curriculum doit capter dans son radar.

 

Le livre remet en cause la liberté pédagogique et même l'identité disciplinaire des enseignants. Finalement votre critique n'est elle pas simplement une critique des professeurs ?

 

Pas du tout. On défend la liberté pédagogique telle que la IIIème République l'a définie. C'est une liberté qui s'exerce dans un collectif de travail. Un professeur qui agit individuellement sans concertation avec ces collègues pour défendre une vision élitiste de l’Ecole au nom de « sa liberté pédagogique » commet une erreur d’interprétation. La liberté pédagogique est celle des équipes éducatives lorsqu’elles fonctionnent en concertation et en autonomie. Elle agit notamment de façon à ce que les disciplines ne soient pas enseignées indépendamment les unes des autres.

 

Ce n'est pas au ministère de décider de la pédagogie quotidienne mais aux enseignants dans une organisation plus collective. Mais cela n’est possible qu’à condition que les finalités et les objectifs soient définis clairement, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Sans objectif commun et clair c'est difficile pour les enseignants de se concerter et de créer de nouvelles façons de faire. C'est cela qui limite leur liberté pédagogique.

 

Notre critique s'adresse d'abord aux décideurs qui ont une part de responsabilité plus grande dans la façon de gérer le parcours scolaire des enfants puisqu’ils décident de l’attribution des moyens et définissent des cadres impératifs d’action et de gestion. Mais les changements nécessaires concernent tout le monde dès lors qu’on a une approche systémique. Il y a un examen global à faire notamment sur cet imaginaire éducatif collectif qui fonctionne comme un important verrou mental auprès de toutes les catégories d’acteurs du système éducatif.

 

Propos recueillis par François Jarraud

Philippe Champy et Roger-François Gauthier, Contre l'école injuste !, ESF Sciences humaines

 

 

 

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 30 septembre 2022.

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