Bruno Devauchelle : Numérique éducatif : Cinquante années que l'on tourne en rond ? 

On s'interroge souvent sur la place du numérique en éducation. D'aucuns disent qu'"on devrait plutôt penser la place de l'école à l'ère du numérique". Cela répond probablement à la question posée d'un éternel recommencement à l'instar d'un discours que l'on entend aussi de certains responsables du ministère (dont la DNE). Mais le problème reste la traduction concrète de tout cela. Au moment où émerge sur l'espace médiatique la question de la modération de consommation de numérique (sobriété), se poursuit cette dynamique de développement du numérique dans les sociétés, basée sur un argumentaire basé sur la concurrence économique et par rebond technique. Arrêtons de poser la question de la place du numérique dans la société, c'est acquis, malgré des analyses différentes sur le sens. Qu'en est-il alors pour l'école ? Comment peut-elle "exister" dans ce domaine alors que l'invitation répétée à former à l'informatique dès l'école pour fournir des bras à l'industrie du secteur est actée par les responsables (cf le discours de l'adjointe de la DNE lors de la journée de présentation de l'opération Territoire Numérique Educatif (TNE) d'Isère ce 20 septembre 2022, à l'instar du discours de Jean Castex en octobre à Poitiers à propos des TNE aussi). On peut d'ailleurs entendre dans ce discours les appels de l'industrie qui côtoient aussi les appels de la féminisation des métiers du monde informatique.

 

Quel sens pour l'Ecole dans la société numérique ?

 

 

 Dès le début des années 1970 (cf. les travaux de Georges Louis Baron) se met en route le processus d'informatisation dans le domaine de l'enseignement en général. Nous mettons ici un point particulier pour expliquer le fossé majeur au sein même de l'Éducation national entre l'enseignement technique et professionnel d'une part et l'enseignement général d'autre part. Que se passe-t-il ? Alors que pour former les élèves du secteur technique dès 1966 l'on a mis en place des instituts universitaires de technologie et qu'Émilien Pelissier rappelle qu'en 1965 la question de l'informatique s'introduit dans les filières de BTS,  le fossé avec l'enseignement général (et théorique ?) n'a pas été comblé, alors qu'il y a eu au cours de ces cinquante années de nombreuses expériences et pratiques dans le domaine dans l'enseignement technique (secondaire et supérieur). Pour le dire autrement en cinquante années, on a, dans l'enseignement général, de la maternelle au supérieur, été devant une longue hésitation dans les décisions politiques. L'histoire de la filière H en lycée, celle de l'option informatique, puis celle de la filière sciences numérique et informatique récemment créée à l'instar d'un CAPES d'informatique montre que l'on a joyeusement ignoré ce qu'avait fait l'enseignement technique, que ce soit sur le plan technique mais aussi sur le plan pédagogique et didactique...

 

Vincent Peillon l'évoquait en 2012, les plans se sont succédés. Il voulait alors mettre en place une "stratégie". En 2018, Jean-Michel Blanquer y allait de ses propositions autour, en particulier de l'informatique. Le projet TNE présenté en septembre 2020 était dans les cartons depuis plusieurs mois et a été précipité par la crise sanitaire qui a mis en avant les défaillances de l'école face au numérique. Alors que les smartphones, tablettes et autres ordinateurs étaient devenus "ordinaires" dans les familles, l'école est restée à l'écart depuis le début des années 2000. Là encore, les connaissances acquises dans l'enseignement technique ont été ignorées, certains pourraient dire méprisées. Ce qui est étonnant, c'est que la fameuse question du "sens de l'école dans une société numérique" est toujours traduite de la même manière à savoir "comment introduire le numérique dans le système éducatif ?". C’est-à-dire que le discours du sens n'a pas de traduction nouvelle dans le discours sur l'école et encore moins sur le numérique à l'école. Alors qu'en ce moment on dénonce les excès écologiques du numérique, mais aussi les excès de consommation d'écran, le monde éducatif ne parvient pas à proposer une vision globale, surtout qu'il est écartelé entre plusieurs impératifs, dont l'économique...

 

La récente réflexion de Nathan Levers devrait pourtant nous aider à poser des fondements (Les liens artificiels, Albin Michel 2022). Il évoque "la défense du réel" face au virtuel, "le droit à l'incarnation", c’est-à-dire de vivre en humain avec son corps. Autrement dit réfléchir aux équilibres dans la "vie tout entière". Or c'est cela qui est ignoré dans les discours officiels et en particulier des personnes qui travaillent autour du numérique au niveau ministériel. On préfère bien sûr parler de ce qui est à la mode comme la sobriété, la complexité, etc. tout en conservant l'idée d'une affiliation de l'école aux industries du numérique, sans discernement réel. Il y a là une sorte de "grand écart" non explicité. L'enjeu de fond pour la jeunesse et la société est dans cet équilibre à rechercher, une sorte "d'écologie de l'esprit" proposée par Gregory Bateson (1972). On peut lire aussi cette analyse du concept par Jean-Jacques Wittezaele . Il propose ainsi "« L’écologie de l’esprit », c’est toute l’organisation du réseau de communication qui relie l’homme à son environnement que l’on retrouve chez l’homme, mais aussi chez l’animal et même dans les grands écosystèmes." Cette approche écologique (elle date de 1972...) prend tout son sens aujourd'hui et pourrait inviter chacun à la réflexion sur une vision du numérique en éducation (au sens large).

 

Pour en sortir...

 

Parmi les pistes pour tenter de sortir de ces années d'hésitation, on peut poser quelques jalons pour avancer dans une réflexion qui pourrait devenir consensuelle.

- Le numérique un objet social. - Le premier jalon est celui de l'évidence des pratiques sociales des moyens numériques comme devant amener le monde scolaire à s'engager dans une démarche qui permette aux jeunes de développer une approche "socio-critique" basée sur des connaissances et des compétences qui ne soient pas uniquement informatiques.

- Le numérique un objet de connaissance. - Le deuxième jalon concerne l'enseignement de toutes les disciplines et invite à identifier les dimensions de savoirs et de didactiques qui nécessitent le recours à l'informatique et au numérique.

- Le numérique comme objet politique.- Le troisième jalon concerne un travail plus global sur le progrès technique et ses soubassements aussi bien historiques que scientifiques et économiques. Ce travail doit amener chacun des jeunes à développer une conscience socio-écologique nécessaire pour participer au débat citoyen.

- Le numérique comme agitateur pédagogique. - Le quatrième jalon est de renoncer au mythe pédagogique d'une transformation de l'école par le numérique mais de permettre les initiatives (sans chercher à les porter au pinacle ou en faire des modèles à diffuser) dans le champ pédagogique en interrogeant la place potentielle (ou pas) des moyens numériques (des facilitants ?).

- Le numérique comme objet commun.  - Le cinquième jalon serait de mettre en place, au sein de chaque communauté éducative, une sorte d'observatoire continu des évolutions sociétales importantes (dont le numérique). De la salle des enseignants aux à la salle de classe, il y a nécessité d'observer et d'étudier les comportements réels des élèves, de les discuter avec et sans eux et surtout de construire avec eux les moyens de comprendre les évolutions en cours.

- Le numérique en milieu scolaire comme objet biface  - Le sixième jalon consiste à identifier et encadrer les deux principaux versants de la montagne numérique : le versant dit "vie scolaire" qui est en fait l'ensemble des moyens logiciels qui "encadrent" l'Ecole sans entrer dans la salle de classe; le versant éducatif qui s'appuie sur les pratiques ordinaires du numérique dans le domaine des apprentissages dans et au-delà des programmes scolaires.

 

Il y aurait probablement d'autres jalons à poser, mais voici ceux que l'on peut identifier en ce moment. L'école, le système scolaire, peut-il sortir de sa léthargie soumise aux forces extérieures pour reprendre une sorte de modèle de réflexion et d'action pour orienter les évolutions du numérique et de ses usages dans notre société ? D'aucuns parlent de pensée critique, d'autres de compétences techniques, d'autres encore de compétences cognitives, d'autres encore de prise en compte des vulnérabilités numériques. L'essentiel nous semble être qu'une vision réelle soit exprimée et proposée au débat. Malheureusement l'histoire de cinquante années de développement de l'informatique dans le contexte scolaire a davantage favorisé le produit des extrêmes que la recherche d'un dénominateur commun qui ne soit pas le plus petit....

 

Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 30 septembre 2022.

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