Le film de la semaine : « Les Secrets de mon père » de Véra Belmont 

Comment transmettre en images la Shoah de manière à la fois ludique et pertinente aux jeunes (voire très jeunes) d’aujourd’hui sans recourir à une représentation directe sur grand écran de la réalité de l’extermination ? Grande productrice pionnière au mitan des années 60, réalisatrice de plusieurs longs métrages depuis « Rouge Baiser » en 1985, Véra Belmont choisit pour la première fois l’animation. Pour ce faire, elle adapte (avec sa coscénariste Valérie Zenatti) la bande dessinée autobiographique de Michel Kichka. Dans une transposition en toute liberté par rapport à l’auteur, soutenue dans sa création par les compétences du studio Marc Jousset, la cinéaste réussit avec « Les Secrets de mon père » un film d’animation inspiré aussi de son passé familial traumatique, et une fiction narrant les aventures tragi-comiques de deux petits garçons (et frères) juifs dans la Belgique des années 60. Transformés en ‘détectives de la mémoire’ du fait du silence incompréhensible à leurs yeux d’un père enfermé auprès de ses propres enfants dans le déni de l’Holocauste dont il est un survivant.

 

Comment Michel et Charlie vont-ils percer le mystère ? En quoi leur enquête, et d’autres événements historiques, vont-ils modifier radicalement l’intimité de la famille et le destin de chacun en son sein ? Le beau film d’animation de Vera Belmont, avec ses personnages attachants, ses couleurs pimpantes et son graphisme tranchant, soulignés par la partition originale de Elliot Covrigaru, partage avec son jeune public dans le rire et la gravité un enseignement essentiel, doublement distingué par le Prix des collégiens et le Prix des lycéens au Festival de Cannes Juniors 2022.

 

Insatiable curiosité de deux jeunes juifs belges dans les années 60

 

Michel, 12 ans, cheveux bruns, air malin, et Charlie, 8 ans, tignasse rousse et petites taches sur ses joues blanches, regard rieur, s’en donnent à cœur joie dans le quartier. Deux frères qui font la paire dans la complicité turbulente, même si le plus âgé rappelle régulièrement à l’autre son statut de ‘second’. A la maison c’est une autre paire de manches ! Maman fichu couvrant la chevelure et air pensif veille à l’entretien et aux besoins de chacun sans jamais sourire ou presque. Papa, grosse moustache brune fournie et taillée, crâne dégarni et touffes abondantes de cheveux au dessus des oreilles, portant des lunettes cerclées de noir et calotte à rayures sur la tête, ressemble à une version triste et ronde du professeur Tournesol. C’est un homme taiseux, lointain, enfermé de longues heures dans son bureau toujours fermé à clé.

 

Une situation, lourde, chargée de non-dits, que les deux dégourdis, Michel en tête, ne supportent pas, tant cette dernière leur paraît incompréhensible. Aiguisés par la soif de comprendre, ils imaginent d’abord leur père en aventurier, pirate ou chercheur d’or cachant ses trésors dans ce lieu auquel ils n’ont pas accès. Les spectateurs adultes décèlent assez vite des indices concordants d’un passé lié à la tragédie de la Shoah.

 

Petits détectives de la mémoire et métamorphose ambivalente du père

 

Pourquoi ces chiffres inscrits dans les poils sur le bras de Papa ? Ne serait-ce pas un numéro de téléphone ? Pourquoi Michel une fois incité à composer le numéro entend-t-il le message enregistré suivant : ‘il n’y a pas d’abonné au numéro demandé ? Plus tard, lorsque l’un des frères demande ce qu’est ‘Auschwitz’ en butant sur le mot, pourquoi l’accès de colère du père et l’interdiction formelle de prononcer  ‘Auschwitz’ dans cette maison ?

 

Sans dévoiler les rebondissements, tantôt hilarants, tantôt dramatiques, de l’enquête menée avec ruse et détermination par les deux garçons, précisons que l’organisation en 1961 à Jérusalem du procès contre Adolf Eichman, un des artisans majeurs de la ‘Solution finale’, produit un séisme profond chez Henri, le père survivant de la Shoah.

 

Alors qu’à travers le dessin, sa transmission à Michel, et le partage d’une passion créatrice, le père pourrait se rapprocher de ses enfants et alléger ainsi l’ambiance familiale, Henri continue à cloisonner son existence. A l’extérieur, en Belgique et ailleurs, sa parole se libère et il devient en tant qu’ancien déporté revenu des camps de la mort un témoin militant  et reconnu de l’entreprise génocidaire nazie.

 

Avec cette constante éprouvante pour ses enfants, l’incapacité d’exprimer ses émotions et de laisser couler des larmes. Qu’importe le pipi au lit du petit et les cauchemars du grand. IL faudra bien du cran à Michel pour affronter la mort tragique de son petit frère Charlie et pour transcender la ‘vérité’ en appréhendant l’Holocauste et la matérialité de ce qui reste des camps et de l’entreprise nazie avec l’esprit et l’imaginaire propres à son âge. Les couleurs vives et flamboyantes dominant le récit faisant place à des teintes blanchâtres ou des paysages neigeux et désolés tandis que les exterminateurs nazis prennent la forme de silhouettes hideuses et mécaniques.

 

Dans la vraie vie,  une fois devenu adulte, Michel  l’héroïque explorateur  enfantin d’une Shoah ‘immontrable’ -selon le terme de Véra Belmont- fait comme Michel Kichka, auteur de la bande dessinée matrice du film, dessinateur de presse et caricaturiste politique installé à Jérusalem depuis le milieu des années 70. Il part pour Israël vivre l’utopie d’alors, celle des kibboutz, et tient à garder son nom,  symbole tardif d’une transmission qui a fini par se produire, malgré tout.

 

Scénario et univers graphique épatants pour une animation à la richesse foisonnante

 

Ligne claire, traits nets, couleurs vives et pimpantes alternant avec des déclinaisons de noir et de blanc pour suggérer l’innommable, personnages attachants reconnaissables aisément à quelques caractéristiques physiques et  mentales…Des compositions qui évoquent parfois le style propre au dessinateur Hergé et à son héros Tintin.  Ici nos deux jeunes héros s’aventurent sur un terrain autrement plus dangereux  que le petit reporter mondialement connu , un terrain inconnu où se mêlent intimement leur histoire individuelle, le destin de leur famille juive et la tragédie de l’histoire du XXème siècle.

 

A travers « Les Secrets de mon père », Véra Belmont trouve la forme juste pour s’adresser aux nouvelles générations à l’heure où la parole libérée des derniers témoins et survivants de la Shoah s’éteint. A 83 ans, la réalisatrice  offre aux plus jeunes un film d’animation plaidant avec malice et intelligence  contre toutes les manifestations de la négation de l’Autre et autres retournements de l’Histoire.

 

Samra Bonvoisin

« Les Secrets de mon père », film de Vera Belmont-sortie le 21 septembre 2022

Sélections, Festival international du film d’animation, Annecy, Festival de Cannes Juniors, Prix des collégiens et Prix des lycéens, 2022

 

 

Par fjarraud , le mercredi 21 septembre 2022.

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