Bruno Devauchelle : La vulnérabilité numérique et l'école  

L'école est-elle responsable de l'illectronisme dans notre société. Comment prend-elle en compte les vulnérabilités numériques dans son action quotidienne ? Au-delà des dispositifs créés depuis de nombreuses années et dont le Sénat montre les limites et la faible efficacité, il est grand temps de reposer à plat les questions du rapport au numérique dans notre société. Cela est d'autant plus nécessaire que les enseignements de la crise sanitaire présentés dans les États Généraux du Numérique ont été très éloignés de cette réalité du quotidien et qu'elles n'ont débouché sur pas grand chose d'efficace. Le dispositif TNE (Territoires Numériques Éducatifs) sera à regarder de près pour identifier non seulement les actions, mais aussi les freins réels observables à une véritable lutte contre les inégalités numériques dans la population. Les intentions sont là. Certes, elles sont tardives et limitées (12 départements concernés), mais il faudra examiner de près comment, au sein même des établissements scolaires, cela s'organise et devient effectif, efficace et même efficient.

 

Des rapports inquiétants

 

 La fondation "Roi Baudouin" a publié récemment une enquête présentée ainsi : ZOOM ! Baromètre de l'inclusion numérique 2022 (voir aussi ceci). L'enquête met en évidence que "en 2021, 46% de la population sont en situation de vulnérabilité numérique : 7% n’utilisent pas internet et 39% ont de faibles compétences numériques.". Ces chiffres sont d'autant plus impressionnants qu'ils dépassent ce que l'on a l'habitude de considérer dans le domaine à première vue. D'autant plus qu'il est question "des" fractures numériques et non pas de "la" fracture numérique. On parle en France d'illettrisme numérique et d'illectronisme comme le Sénat l'a fait en 2020 en publiant ce rapport intitulé "L'illectronisme ne disparaîtra pas d'un coup de tablette magique ". Dans ce rapport si l'on chiffre à 17% la population directement touchée, on passe à environ la moitié de la population (50% si l'on évoque le "halo" autour de ces 17%). On rejoint alors les chiffres proposés par nos voisins belges.

 

Du côté des constats : Le document belge met en évidence trois domaines :

- Inégalités relatives aux compétences numériques

- Inégalités d’accès aux technologies numériques

- Inégalités d’accès aux services numériques essentiels

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Le rapport du Sénat fait d'autres constats dont entre autres :

A. Des outils numériques livrés sans mode d'emploi

B. Une exclusion numérique diffuse : l'illectronisme

2. Des difficultés particulièrement marquées en matière d'utilisation de logiciels et de recherche d'informations

Des inégalités territoriales en matière d'illectronisme, moins significatives cependant qu'en matière d'accès aux réseaux

 

Vulnérabilité, exclusion, inégalités, les termes ne manquent pas, mais ils sont porteurs de sens. On pourra illustrer certains points dans cette vidéo sur les ateliers proposés par Orange. De plus, à la différence du document belge, le rapport du Sénat met en évidence, à partir d'une analyse historique, les défaillances dans une lutte qui n'est pas nouvelle. Après une très faible allusion dans les documents de l'époque (fin des années 1990), cette question progresse dans les cercles du pouvoir. L'ANCLI (Agence Nationale de Lutte Contre l'Illettrisme) avait abordé cette question vers 2015 dans certaines de ses rencontre. Ce point est très important, car il semble bien qu'il y ait une difficulté plus importante qu'on ne le pense pour faire face à ce problème de société. Pour ce qui est du document belge, il repose sur la version 2.2 du Digcomp pour évaluer les compétences de la population. Cette version datée de mars 2022 est donc très récente et inclut les dernières évolutions du numérique dans l'ensemble de la société. Ainsi, la mesure des niveaux de compétences de la population dans le domaine du numérique s'est élargie aux nouvelles pratiques et aux nouveaux outils numériques disponibles.

 

Le retour de la lutte des classes

 

La digitalisation de la société, le retour de la lutte des classes ? On peut s'interroger face à ces chiffres inquiétants. Ne sommes nous pas, à l'instar de l'écrit et de l'imprimé, en train de créer une société à plusieurs vitesses : celles et ceux qui savent lire et comprennent, celles et ceux qui savent lire et ne comprennent pas, celles et ceux qui ne savent pas lire ? Cette classification est bien réductrice en regard des analyses et enquêtes effectuées, mais elle pose plus largement la question des "différences". En parlant de vulnérabilités, les chercheurs belges mettent en évidence une lecture complexe de cette réalité. Dès les débuts de l'informatique, cette question s'est posée, en particulier pour ceux dont le travail a été modifié par l'arrivée non seulement des machines, mais surtout de l'automatisation qu'elles ont apportée avec les transformations de la manière de faire au quotidien. La généralisation du numérique au travers de terminaux de plus en plus faciles d'utilisation "immédiate" dont le smartphone est emblématique, a invité la question des compétences au sein de chaque foyer, chaque groupement humain.

 

La problématique de la formation des compétences numériques chez les jeunes et dans la société n'est pas nouvelle. C'est d'ailleurs ce que dénonce le rapport du Sénat qui met en évidence la très faible efficacité des différents programmes proposés au cours des vingt dernières années y compris le monde scolaire, analysé au prisme de la crise du Covid 19. Ce à quoi a tenté de remédier le B2i a été balayé d'un revers de main par la très grande majorité des éducateurs. Le ministère n'a pas non plus été très combatif sur le sujet et pourtant, il était à la base de la lutte contre les vulnérabilités face au numérique. On pourra parler de PIX ou du CRCN, mais on n'oubliera pas que les fameux fondamentaux de l'informatique ont semblé aux yeux du ministre Blanquer plus importants que les compétences numériques d'usage. En 2022, on voit apparaître un vadémécum de l'Éducation aux Médias et à l'Information (EMI) et un ensemble d'actions qui, elles aussi révèlent la nécessité de l'ensemble des compétences en numérique (pas les compétences informatiques pures qui elles devraient venir "ensuite").

 

Pas d'empressement à réduire la fracture

 

Si prise de conscience il y a, ce n'est pas pour autant que les résultats vont être bons. Ainsi, le ministre Blanquer a-t-il remis en avant les fondamentaux, lire écrire compter, pour tenter de modifier les résultats des enquêtes internationales (PISA, PIRLS etc.). Il est probable que le problème posé s'appuie sur une analyse trop partielle de la réalité : tout ne se joue pas uniquement dans les premières années de la vie, mais c'est tout au long de la vie que cela se travaille. L'école n'est pas suffisante, on le sait depuis longtemps, pour faire face à ces nombreuses difficultés dénoncées par le Sénat et aussi l'ANCLI. Mais le monde scolaire, parce que tous les jeunes "y passent", n'aurait pas dû marginaliser à ce point les compétences d'usage entre 2000 et 2020. IL aura fallu la crise du Covid pour mesurer l'importance de toutes ces vulnérabilités au sein de la population tout entière. Y aura-t-il des actions à venir ? Au moment où émerge la notion de "sobriété numérique" dans le monde scolaire, on peut penser qu'il va y avoir de nouveaux freins au développement des compétences numériques des jeunes.

 

Les enseignants ont compris parmi les premiers dans notre société les enjeux de l'informatisation de la société et ils se sont rapidement équipés. Mais cela n'a pas été au-delà d'une conscience de "classe". En bloquant la mise en place du B2i et sa validation dans et par l'institution et au-delà, l'institution scolaire a reproduit les "inégalités" et les "exclusions" qu'elle génère déjà indépendamment du numérique. Le web est une affaire de connaissance. Son utilisation et sa mise en oeuvre suppose des compétences cognitives de plus en plus complexes. Si l'on sait les fractures qu'il génère, on ne s'empresse pas pour les résoudre. Il y aurait d'autres priorités ?

 

Bruno Devauchelle

 

 

Par fjarraud , le vendredi 16 septembre 2022.

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