Laurence de Cock : Lettre à une enseignante  

Dans ce texte il y a du politique, de la poésie, de la pédagogie, de l’humour, de la colère, de la rage, de la tendresse. Les éditions Agone rééditent « Lettre à une enseignante », texte rédigé sous forme de lettre, qui comme l’explique Laurence De Cock - historienne et didacticienne qui en signe la préface, « est une lettre adressée à une enseignante par huit élèves de Barbiana. Ils font l’inventaire de tous les dysfonctionnements de l’école publique italienne et des raisons pour lesquelles ils ont été laissés sur le carreau. C’est un texte fort, parfois violent qui dit en substance : « vous n’accomplissez pas la tâche pour laquelle vous êtes là : faire réussir les élèves comme nous » ». Écrit dans les années 60 et par des élèves d’une école rurale du fin fond de l’Italie, il n'est pas utile de faire preuve d’une grande imagination pour transposer les critiques adressées par les huit élèves au système scolaire français actuel.

 

Qu’est-ce que l’école de Barbiana ?

 

 Barbiana est un petit hameau dans les montagnes de Toscane à une trentaine de kilomètres au nord de Florence. C’est là que le prêtre Don Lorenzo Milani est envoyé au milieu des années 1950. Il n’y avait ni eau, ni électricité, c’était complètement isolé. Don Lorenzo Milani, pourtant fils de bourgeois, s’était déjà intéressé dans sa précédente cure aux ouvriers très pauvres et avait entrepris de les alphabétiser. Un peu comme Paulo Freire, d’ailleurs leurs pensées sont très proches. En arrivant à Barbiana, il fait presque du « porte à porte » pour s’enquérir de ce que font les jeunes du hameau et, là, s’aperçoit que tous sont déscolarisés. Il faut savoir qu’à cette époque en Italie, la scolarité est obligatoire jusqu’à 11 ans. Ensuite, les élèves qui n’ont pas le niveau sont « recalés » - c’est l’expression qu’ils utilisent, et ne peuvent pas poursuivre dans le secondaire. Évidemment ce sont les plus pauvres qui peinent, et Barbiana est une région qui n’a pas du tout bénéficié du « miracle économique » italien. Don Lorenzo Milani fait venir ces enfants et adolescents dans son presbytère et entreprend de les instruire. D’abord ils sont cinq, puis dix, puis vingt. L’école se crée comme ça. À Barbiana, on a cours toute la journée et surtout tous les jours de la semaine. Le credo c’est le travail, le travail, le travail. Mais les enfants apprennent avec des méthodes actives, loin de la pédagogie classique des écoles italiennes des années 1960 qui d’ailleurs ne travaillaient que le matin. On retrouve beaucoup de choses héritées de l’éducation nouvelle dans la méthode de Don Lorenzo Milani. Partir de l’environnement proche, impliquer les élèves dans des expériences, des enquêtes, de l’écriture collective. Travail coopératif et même mutuel car les plus grands enseignaient aux plus petits. L’école a permis à quelques enfants de dépasser leurs complexes, leur sentiment d’illégitimité pour poursuivre leurs études car les élèves avaient l’obligation de passer les examens d’État.

 

Voilà donc c’est une expérience à la fois très singulière parce qu’elle s’applique à un tout petit nombre d’élèves et qu’il s’agit d’une école perdue dans la campagne, mais aussi assez commune puisqu’elle s’inscrit dans les expériences d’éducation nouvelle qui se sont multipliées en Europe depuis les années 1920-1930. Surtout, on retient l’école de Barbiana parce que huit élèves ont publié un livre…

 

Pourquoi participer à la réédition de ce livre ?

 

D’abord il faut préciser que je fais partie de la génération qui n’a pas entendu parler de ce livre, contrairement à d’autres pédagogues comme Philippe Meirieu ou Catherine Chabrun pour lesquels ce livre a été très marquant. Donc on peut dire qu’il était un peu tombé aux oubliettes. C’est mon éditeur habituel, les éditions Agone, qui me l’a fait découvrir il y a quelques années et, depuis, cela nous trottait dans la tête de le rééditer. Il ne l’avait pas été en France depuis 1967. Le projet est parti de là. Ensuite j’ai découvert le texte et il m’a bouleversée. Pour préciser les choses aux lecteurs et lectrices qui ne le connaissent pas, il s’agit d’une lettre adressée à une enseignante par huit élèves de Barbiana. Ils font l’inventaire de tous les dysfonctionnements de l’école publique italienne et des raisons pour lesquelles ils ont été laissés sur le carreau. C’est un texte fort, parfois violent qui dit en substance : « vous n’accomplissez pas la tâche pour laquelle vous êtes là : faire réussir les élèves comme nous ».

 

Attention, il peut y avoir des phrases très dures, surtout pour les profs, mais il faut remettre le texte dans son contexte, celui d’une école ultra sélective avec des enseignants très élitistes et peu soucieux des enfants pauvres. Dans ce texte il y a du politique, de la poésie, de la pédagogie, de l’humour, de la colère, de la rage, de la tendresse … C’est vraiment très émouvant. D’ailleurs, à parution, il a été reçu comme un pavé dans la mare en Italie. On en parle encore aujourd’hui, tout le monde là-bas connaît Barbiana. Nous avons procédé à une retraduction importante parce qu’il nous semblait que le côté rugueux, populaire, de la langue des enfants n’avait pas été suffisamment mis en avant dans la précédente traduction, or c’est un point important du livre qui, par exemple, explique aussi l’intérêt de Pier Paolo Pasolini dont nous publions un avant-propos. Par ailleurs, il était paru sous le titre de « lettre à une maîtresse d’école » mais ce n’est pas juste, les enfants s’adressent à une enseignante du secondaire. Donc je participe à la réédition de ce livre parce que c’est un bijou littéraire et politique !

 

Faites-vous un parallèle entre cette petite école rurale italienne du siècle dernier et notre système scolaire ?

 

Oui, c’est d’ailleurs la raison principale de sa réédition. Ce n’est pas seulement un ouvrage patrimonial qu’il faut avoir dans sa bibliothèque de pédagogue. À sa lecture on ne peut qu’être surpris par l’écho contemporain des griefs faits à l’école publique par ces jeunes. Au fond, ils lui reprochent de nourrir la ségrégation sociale, de mépriser les pauvres, de fonctionner sur un modèle scolastique bourgeois. Il y a une chose assez extraordinaire aussi dans le livre, ce sont toutes les enquêtes statistiques que les jeunes ont faites pour étayer leur propos. Là-dessus l’éditeur a effectué un travail d’orfèvrerie pour les rendre lisibles, accessibles. Vous verrez, en fin d’ouvrage, il y a la « documentation » qu’on n’est pas obligés de regarder dans le détail mais on ne peut que se dire « C’est du Bourdieu avant l’heure ! ». Et là ça saute aux yeux, le mécanisme quasi structurel de reproduction des inégalités scolaires. Bien-sûr il ne faut pas être anachronique. Le système éducatif italien des années 1960 n’est pas le même que le système français. Même à cette époque, en France, on travaillait toute la journée par exemple, donc certaines critiques ne sont pas transposables du tout. Mais sur la philosophie globale du livre, il y a à puiser même pour comprendre l’école d’aujourd’hui. Sans prendre tout au pied de la lettre, sans se sentir forcément visés - les profs prennent parfois cher ! - mais en réfléchissant à ce cri de la jeunesse pauvre face à l’injustice scolaire.

 

L’école, une éternelle fabrique des inégalités ?  Que faudrait-il pour révolutionner l’École ?

 

J’espère pas ! Mais c’est vrai qu’on peut être parfois tentés de baisser les bras quand on voit que les mêmes questions se jouent et se rejouent inlassablement. On sait que la France est l’un des meilleurs pays pour faire réussir les bons et échouer les plus socialement démunis. Franchement c’est à rendre dingue. Il y a une chose à rappeler jusqu’à ce que ça rentre : on ne peut pas réformer l’école à moyens constants. Il nous faut un plan d’urgence financier pour tout remettre à plat. Toutes les décisions récentes vont dans le mauvais sens. Je prends un exemple : le « laboratoire marseillais » pour « l’école du futur ». Vu de l’extérieur, je comprends que certains se disent que c’est bien, que cela donnera de la souplesse, ce sera motivant pour les équipes et les enfants etc. Mais quelle est la réalité sur le terrain ? C’est que l’on pousse des écoles et des enseignants à « se vendre » pour obtenir les subventions et que les écoles non élues, elles, ne touchent rien. On décide donc de la qualité de l’enseignement en fonction de plans com’. C’est désastreux à plein de titres. Ca dénature le métier - nous ne sommes pas des commerciaux, ça institutionalise des inégalités face au savoir parce que des enfants sont privés de moyens et étudierons dans de mauvaises conditions matérielles etc. C’est exactement le contraire de ce qu’il faut faire : une politique égalitaire de redistribution des richesses en donnant plus à ceux qui ont moins, sans conditions, une refonte totale des contenus d’enseignement - voir le livre de Philippe Champy et RF Gauthier, une politique de revalorisation du métier qui lui rende son caractère désirable et, plus globalement, une politique de priorité à l’école publique dans le cadre d’un projet de société repensé et dépouillé de toute pollution néolibérale. Bref, oui, il y a du boulot !

 

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

 

« Lettre à une enseignante. L’école de Barbiana ». Édition Agone. ISBN 9782748904956

 

 

 

 

Par fjarraud , le jeudi 15 septembre 2022.

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