Le film de la semaine : « Los Sonambulos » de Paula Hernandez 

Pourquoi est-il si difficile pour une femme, aujourd’hui encore, de se construire sans subir l’oppression masculine ? A fortiori dans un pays comme l’Argentine, fortement marqué par les traditions patriarcales ? La réalisatrice argentine Paula Hernandez, pionnière sur sa terre dans un domaine artistique largement dominé par les hommes, avec cinq films à son actif, a conscience de son privilège. Avec « Los Sonambulos », la cinéaste nous confronte sans ménagement, en installant une atmosphère étouffante et envoutante, aux relations complexes d’une grande famille aisée, ses dysfonctionnements, son caractère toxique, en particulier pour les enfants. Au cours d’une fête dans une vaste propriété en pleine nature, où une traductrice chevronnée, son mari et leur fille de quinze ans, retrouvent autour de la grand-mère d’autres parents proches, la tension constante met en évidence non-dits, conflits latents et agressivité explosive. Nous y voyons surtout de quelle façon, souterraine ou ostensible, le machisme continue à faire des ravages.

 

Ne nous fions pas au titre : le somnambulisme transmis de génération en génération dans cette famille irresponsable est surtout le signe d’un aveuglement des adultes face à la terrible menace pesant sur une adolescente en plein désarroi affectif. La tragédie accomplie, une mère aimante, enfin décillée, peut-elle réparer le désastre et sauver sa fille au corps meurtri et au cœur défait ?

 

Ana, la jeune somnambule silencieuse dans de sombres dédales

 

Entre zones d’ombre et éclats de lumière, lignes flottantes, nous sommes d’emblée dépourvus de repères alors que les premiers plans en mouvement nous font pénétrer dans une maison dotée d’un grand jardin. En fait, Luisa (Erica Rivas) marche sur les traces de sa  fille Ana (Ornella d’Elia), un tic-tac d’horloge et des bruits d’eau grandissants accompagnant cette étrange déambulation. L’une retrouve l’autre silencieuse et lui touche l’épaule. Du jardin à l’intérieur, voici son enfant allongée sur le lit immobile et taiseuse, une adolescente au visage de madone dont la mère lave les pieds délicatement.

 

Dans la clarté du jour, et le ciel  qui défile vu à travers le regard d’Ana allongée à l’arrière, un court voyage en voiture les parents à l’avant et l’arrivée devant les grilles d’une demeure flanquée du panneau ‘A vendre’. Nous découvrons un vaste parc en bordure d’une forêt et la maison, agrémentée d’une piscine, de la grand-mère paternelle d’Ana. Cocktail de bienvenue, arrivées  en plusieurs vagues de cousins, oncle et tante, autres proches parents.  Des enfants qui jouent, un bébé qui crie souvent et qu’il faut consoler… Un événement à fêter ? Des échanges de cadeaux, un collier cerclé de noir qu’Ana commence par refuser pour finir par accepter qu’on lui accroche autour du cou…

 

Du soleil aveuglant de la campagne aux ténèbres de ‘la forêt obscure’

 

Rires des retrouvailles, plongeons dans la piscine,  ripailles autour de la table dressée dans le jardin.  Les débuts sans nuages de vacances d’une grande famille aisée autour de la ‘Mémé’ apparemment contente de cette réunion joyeuse et bruyante. Pourtant, des craquelures se dessinent dans ce tableau merveilleux : pourquoi cette dissension au sujet du désir de la grand-mère de vendre la maison que certains connaissent et fréquentent depuis leur jeunesse ? Beaucoup de non-dits dans le groupe où les hommes dominent la conversation au cours de laquelle les femmes, -épouse, mère ou adolescente-, assistent presque passivement.

 

Manifestement, le couple que forment Luisa, souvent pensive, beau visage tendu au regard inquiet, et son mari Emilio (Luis Ziembrowski), corps massif, brutalité contenue, se délite peu à peu, et la nécessaire attention pour leur fille Ana en pleine métamorphose inhérente à son âge en pâtit, surtout chez le père incapable d’en percevoir l’ampleur.

 

De leur côté, les enfants, visiblement laissés libres de leur mouvement, gambadent alentour, grimpent aux arbres, s’enfoncent dans le sous-bois à la lisière du jardin, s’aventurent jusqu’à une rivière (ou un petit plan d’eau) d’où certains plongent avec délectation.

 

S’est joint à la bande, un garçon brun et déluré, beaucoup plus âgé, lequel a surgi au cours de cette réunion de famille. Les adultes en fêtent d’ailleurs le retour après une longue absence. Mais qui est Alejo (Rafaël Federman) ? Un jeune homme en tout cas pour qui la nuit n’a pas de secret, que ce soit pour une virée solitaire en ville (restée hors-champ) ou des escapades main dans la main avec Ana au crépuscule dans la forêt sauvage.

 

Plus le temps s’étire au soleil, plus le fossé se creuse insidieusement entre la jeune (et très jeune) génération laissée à l’abandon, et les adultes occupés à des discussions houleuses, bourrés à craquer de secrets, de ressentiments et d’enjeux de pouvoir non formulés.

 

Luisa, pour sa part, livre à Emilio un changement essentiel qui s’est produit en elle, fruit d’une longue bataille intérieure : ‘J’ai recommencé à écrire ‘, révélation qui déclenche cette réponse galvanisante de son mari : ‘Qui va te publier quinze après ?’. Quinze ans, l’âge d’Ana justement.

 

La mise en scène oppressante d’une tragédie adolescente

 

Progressivement nous sommes saisis par une atmosphère étouffante comme si une menace d’origine impalpable planait  sur la vaste demeure. Les bruits de la nature (chants d’oiseaux, cris d’animaux, clapotis de l’eau, crissements des pas dans les broussailles…)  mais aussi les aboiements agressifs de chiens (associés à une hypothétique intrusion d’inconnus dans le parc, ponctués d’une voix off invitant les étrangers à ne pas pénétrer dans une propriété privée, une scène restée hors-champ, entendue par Ana cachée derrière un bosquet) figurent le trouble profond submergeant la jeune fille, accrochée à son portable, sans personne à qui confier sa peine. La musique lancinante, piano discordant, tonalités dissonantes (partition originale de Pedro Ornetto) amplifie crescendo le divorce entre les deux mondes.

 

L’aventure dangereuse virant au cauchemar dans la forêt obscure à la nuit tombée, ponctuée par de chansons ‘Purpura’ en tête, voit après les étincelles, le feu et autres extravagances nocturnes, le départ précipité des petits. Ana et son cousin restés seuls, nous ne verrons pas le viol. Non pas que Paula Hernandez en élude la violence criminelle et l’ignominie mais sa mise en scène parvient par le montage de plans cotonneux, de flashs mêlant clairs-obscurs et brumes irréelles à suggérer la confusion mentale d’Ana et l’emprise ainsi subie.

 

La tragédie accomplie à travers « Los Sonambulos » met à nu l’inconscience et l’irresponsabilité de parents  ‘somnambules’, plus préoccupés par leurs sales petits secrets et leurs querelles intestines que par le devenir de leurs propres enfants. La cinéaste argentine  ne néglige pas le contexte socioculturel (patriarcat encore prégnant, virilisme arrogant…)  favorable au crime mais sa réalisation figure jusqu’au vertige les forces inconscientes à l’œuvre dans une famille toxique. Et elle nous laisse devant le face-à-face bouleversant d’une mère éperdue et de sa fille détruite, contraints que nous sommes d’imaginer le pouvoir  réparateur de l’amour maternel retrouvé.

 

Samra Bonvoisin

 

« Los Sonambulos », film de Paula Hernandez-sortie le 14 septembre 2022

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Par fjarraud , le mercredi 14 septembre 2022.

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