Philippe Meirieu : Grandir en humanité 

Quand le philosophe rencontre le pédagogue, le débat trouve le juste équilibre entre les idées et les valeurs et leur application concrète dans l'Ecole. Abdennour Bidar et Philippe Meirieu entament dans un nouveau livre (Grandir en humanité, éditions Autrement) un dialogue mobilisateur sur l'Ecole. Face à la crise de l'Ecole, ils appellent à une véritable refondation qui puisse en remobiliser les acteurs de l'Ecole. Il est question d'autorité et de la place de l'Ecole dans la construction de la société. Il est question des exigences de l'éducation. Mais le livre aborde aussi la liberté pédagogique des enseignants face à l'idéologie des "preuves". L'ouvrage plaide pour une école "tisserande" qui puisse répondre aux enjeux de notre temps et aux besoins des petits hommes.

 

Ce dialogue avec Abdennour Bidar sur l'éducation s'ouvre sur une réflexion sur l'autorité. Dans quelle mesure l'Ecole doit-elle contribuer à fonder une nouvelle autorité sociale. Et comment concilier cette mission sociale avec une Ecole émancipatrice ?

 

Effectivement, notre ouvrage se veut, d’abord, un dialogue. Et je sais infiniment gré à Abdennour Bidar d’en avoir pris l’initiative. Ce fut une belle rencontre à tous égards et qui tient, je crois, les promesses du vrai dialogue tel que le définissait Maurice Merleau-Ponty dans « Phénoménologie de la Perception » : « Dans le dialogue, expliquait-il, les pensées d’autrui sont bien les pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées, et l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne pensais pas posséder, de sorte que, si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. » Je veux insister sur cette dimension du livre : la pédagogie a fait l’objet de trop de polémiques, d’attaques aveugles ou de plaidoyers obtus qui ne rendent service à personne et encombrent l’espace public plutôt que de l’éclairer. Nous avons voulu sortir de cette logique mortifère et prendre le temps d’échanger sur le fond, chacun avec notre formation et notre sensibilité, chacun avec nos références et nos analyses. Abdennour est un philosophe, il a enseigné la philosophie pendant plus de vingt ans ; c’est aussi un grand connaisseur de l’Islam et un homme engagé sur la question de la laïcité. De mon côté, je suis un pédagogue, observateur de l’histoire et de l’actualité de la pédagogie, impliqué dans l’institution scolaire, à divers postes de responsabilités, depuis plus de trente ans et dont on connaît les orientations en faveur de l’Éducation nouvelle. Entre le philosophe et le pédagogue, le dialogue n’a pas toujours été facile, mais nous montrons ici, ensemble, qu’il est non seulement possible mais particulièrement fécond.

 

Et, de fait, Abdennour a ouvert le livre en évoquant la question du « faire société ». Mais il n’en reste pas au constat éculé de l’existence de fractures sociales et de la montée des communautarismes ; il s’interroge sur les mutations anthropologiques que nous vivons et sur les réponses qu’elles appellent. Nous avançons ainsi ensemble sur un chemin finalement assez peu pratiqué : en quoi l’éducation et, plus particulièrement l’école, sont interpellées par ces mutations et à quels enjeux doivent-elles faire face ? Cela nous permet tout de suite de montrer que ce qui nous manque aujourd’hui, c’est un cap clair, un projet éducatif fondateur. Nous croulons sous les réformes de tuyauterie d’une « machine-école » dont nous avons perdu le sens. Nous recherchons en aveugles une « efficacité scolaire » en oubliant que l’évaluation de la moindre efficacité est tributaire de choix de valeurs et que ces valeurs doivent être discutées. Et c’est à cette discussion que nous nous consacrons. Avec un principe fort qui nous réunit : l’éducation et l’école ne retrouveront leur légitimité sociétale que si elles expriment un projet éducatif d’émancipation collective. Et pas simplement en paroles, dans des déclarations d’intention générales et généreuses, mais dans le quotidien de ce que nous donnons à vivre à nos enfants.

 

Dans cette Ecole comment définir la liberté pédagogique des enseignants ? Est-ce la liberté du maitre seul dans sa classe ? Envers qui ce fonctionnaire doit-il être « loyal » ? Finalement comment définissez-vous, dans ce livre, la nécessaire éthique enseignante ?

 

Nous nous attachons effectivement à cette question essentielle de la liberté pédagogique des enseignants en dénonçant les ambiguïtés et les hypocrisies de beaucoup d’analyses sur ce thème. Nous cherchons à fonder cette liberté pédagogique, tout à la fois sur les missions de l’école dans une démocratie, sur le statut de l’enfant et de l’adolescent dans nos sociétés et sur l’éthique fondatrice du métier d’enseignant. Nous ne nions nullement l’importance des directives et des programmes, même si appelons à une refonte de tout cela à la lumière des finalités de l’institution scolaire. Mais nous appelons à ce que les enseignants soient considérés collectivement comme des acteurs responsables et non des exécutants de procédures standardisées. Nous ne croyons pas du tout que la liberté pédagogique soit la porte ouverte au caprice individuel ; nous sommes convaincus, au contraire, que la véritable liberté pédagogique se nourrit du travail, de l’initiative et de l’inventivité de collectifs qui cherchent comment concrétiser au mieux les finalités de leur institution.

 

Nous n’opposons pas liberté pédagogique et cohérence du système, tout au contraire… Nous nous demandons à quelles conditions la liberté pédagogique peut contribuer à l’unité du système et à quelles conditions ce système peut promouvoir et encourager la liberté pédagogique de ses acteurs. Cette question est, à nos yeux, très importante, essentielle même aujourd’hui. Car, si nul ne conteste que la crise de recrutement des enseignants soit liée très largement à la question de leur rémunération, nous croyons que le problème de leur reconnaissance n’est pas seulement matériel, il est aussi symbolique. En laissant entendre que les « données probantes » doivent dicter les décisions dans la classe, on fait aux professeurs une terrible violence. On oublie complètement ce qui se joue dans la rencontre éducative. On ignore la portée et le sens de la parole enseignante, une parole que nous tentons d’analyser et que nous considérons comme absolument essentielle pour aider nos élèves à apprendre. Pire encore on cautionne ainsi une école qui « fabrique des masses » au lieu de promouvoir des sujets qui cultivent leur singularité tout en apprenant à se relier aux autres et au monde. Or, c’est précisément cela qui permet à chacun et chacune de « grandir en humanité ». Et c’est cela qui, à nos yeux, est au cœur de l’éthique enseignante.

 

Aujourd'hui le ministre annonce un "nouveau pacte" pour les enseignants. Il annonce aussi des discussions locales élargies aux collectivités et associations locales dans chaque école et établissement. Dans ce livre, quel regard portez-vous sur cette "refondation" de l'Ecole ?

 

Quand nous avons travaillé à ce livre, le ministre actuel n’était pas encore en fonction et nous ignorions évidemment l’annonce de ce « nouveau pacte ». Nous avons, en revanche, tenté d’analyser les précédentes tentatives de « refondation » et montré en quoi elles avaient fonctionné souvent comme pure « rhétorique » : on a modifié les textes, changé un peu l’organisation, mais sans vraiment renverser la logique qui soumet l’école aux lois de l’économie libérale, avec un « retour maximal sur investissement » et une compétition généralisée pour l’accès au profit. Nous ne nous résignons pas à cela. Et, comme Bachelard, qui, à la fin de « La Formation de l’esprit scientifique », estimait que ce n’était plus l’école qui devait être faite pour la société, mais la société qui devait être faite pour l’école, nous nous interrogeons sur la possibilité d’un changement radical de paradigme scolaire. C’est pourquoi toute la question est de savoir sur quoi porteront les discussions à venir : si elles se limitent à des ajustements (utiles, voire indispensables) sur la répartition des pouvoirs, l’organisation des études, etc., nous manquerons le rendez-vous de l’histoire. En revanche, si nous nous demandons comment nous pouvons nous mobiliser ensemble autour de valeurs communes pour construire, tout à la fois, une institution scolaire et une société où chacun et chacune puissent, tout au long de sa vie, grandir en humanité, alors nous avancerons utilement et pourrons peut-être donner un avenir à notre futur.

 

Par votre débat, vous dessinez une "école tisserande". Sur quelles valeurs l'Ecole peut elle se refonder ?

 

Une « école tisserande », pour reprendre l’expression d’Abdennour, nous permet de nous relier, tout à la fois, à nous-mêmes, aux autres et à la nature. Dans une « école tisserande », on tisse des liens avec soi-même en prenant le temps de l’observation, de la réflexion et de la pensée ; on tisse des liens avec les autres, qu’on apprend à découvrir dans leur altérité et leur ressemblance ; on tisse, enfin, des liens avec tous les humains et avec la planète dont on se sait profondément solidaire. Cette école doit être construite autour de collectifs solidaires et à échelle humaine. Ce doit être une école où « le moindre geste » est en conformité avec les principes éducatifs auxquels nous nous référons : l’accès à la liberté, l’égalité du droit d’accès de toutes et tous à l’éducation et la pratique concrète et quotidienne de la fraternité par l’entraide et la coopération.

 

Car l’intérêt du dialogue entre le philosophe et le pédagogue est aussi de travailler ensemble sur les liens qui relient les finalités que nous annonçons et les modalités que nous mettons en œuvre. Trop souvent, nos institutions sont schizophrènes : elles affichent des ambitions et les trahissent allègrement dans leurs pratiques. Avec Abdennour, nous avons voulu échapper à ce défaut et nous demander sans cesse : comment incarner nos valeurs dans les pratiques… mais aussi de quelles valeurs nos pratiques témoignent ? C’est pourquoi notre livre est, à la fois, très philosophique et très concret. Nous y parlons, l’un et l’autre, de notre expérience et de nos rencontres, de ce que nous avons vécu et des collègues que nous avons rencontrés, de nos tentatives plus ou moins réussies pour faire avancer les choses. Et nous tentons de partager tout cela avec nos lecteurs. Non pas pour leur « donner des leçons », mais pour les inviter à cheminer avec nous et à participer à un chantier dont l’urgence n’échappe à personne. 

 

Propos recueillis par François Jarraud

 

Abdennour Bidar, Philippe Meirieu, Grandir en humanité. Libres propos sur l'école et l'éducation, éditions autrement. ISBN : 9782080294777. 15€

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 09 septembre 2022.

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