Le film de la semaine : « La Dérive des continents (au Sud) » de Lionel Baier 

Achevé en 2021, « La Dérive des continents (au sud) », tragi-comédie  et satire grinçante de la politique migratoire de l’Union européenne mêlée à l’histoire intime des protagonistes aux destins chamboulés par les soubresauts de l’Histoire, prend aujourd’hui avec la guerre en Ukraine une dimension plus troublante. Après « Comme des voleurs (à l’Est) » en Pologne [2006] et « Les grandes ondes (à l’ouest) » au Portugal [2016], cette fiction documentée tournée en Sicile par le cinéaste suisse Lionel Baier constitue le 3ème volet d’une tétralogie dédiée à la construction européenne. Le réalisateur, ancien enseignant en cinéma et coscénariste ici avec Laurent Larivière, revendique un regard critique sur ‘la construction européenne, seul rempart [à ses yeux] contre la barbarie et le nationalisme’.

 

Mission infernale pour fonctionnaire loyale

 

A Catane, en Sicile, l’afflux de migrants –et la mort par noyade de nombre d’entre eux- place l’Italie et ses gouvernants (et l’Europe dans son ensemble) face à ses incohérences. Nathalie (Isabelle Carré, comédienne épatante de justesse) chargée de mission de l’UE prépare la visite ‘officielle’ d’un camp de réfugiés par le Président français et la chancelière allemande. Pourtant aguerrie, la fonctionnaire est rapidement débordée par l’ampleur de la tâche : affolement des responsables locaux, exigence délirante du jeune communicant de service prêt à tout pour dramatiser la médiatisation de l’événement, détresse profonde des candidats à l’exil…et irruption inattendue de son fils Albert (Théodore Pellerin, interprète au jeu subtil et convaincant). Un enfant délaissé à l’âge de 12 ans par une maman qui choisit le divorce pour vivre une sexualité en harmonie avec son désir.

 

Un sacré choc  que cette rencontre incongrue puisque le jeune Albert, rappeur contestataire à ses heures, membre actif d’une ONG, engagé dans l’action humanitaire, s’affiche comme un virulent dénonciateur de la gestion calamiteuse de la crise migratoire. 

 

Dans le même temps, Nathalie fait justement face à l’arrogance d’un jeune blanc bec (se présentant modestement comme ‘le conseiller du PR’). Charlan (c’est son nom-personnage burlesque impeccablement incarné par Tom Villa) propose de mettre en scène l’espace de la visite officielle planifiée. Ainsi ordonne-t-il sans rire de déplacer les migrants sous des tentes dans une zone particulièrement insalubre et désaffectée des installations existantes dans l’espace aménagé par le gouvernement italien sur une ancienne base de l’Otan. Une fiction misérable permettant, sous les caméras, de médiatiser le supposé pouvoir de transformation et l’efficacité du couple franco-allemand, apte à améliorer (après leur passage) les conditions déplorable d’accueil des personnes déplacées !

 

L’expérience politique de Nathalie et ses convictions européennes ne l’incitent guère à céder à l’injonction du jeune prétentieux : ‘Trahir, ce n’est pas ma mission’.

 

Epreuves de vérité, puissance du rire et de la tendresse

 

Prise dans un maelstrom de contradictions professionnelles et personnelles –amplifiées par la relation amoureuse la liant à son homologue allemande, Ute (Ursina Lardi, au jeu mêlant finement élan de tendresse et distanciation lucide), conseillère d’Angela Merkel-, la fonctionnaire de l’union européenne prend l’épreuve du ‘terrain’ en pleine figure.

 

Rien de spectaculaire cependant dans la démarche du cinéaste. Les protagonistes -dont nous épousons à vive allure les pas et les découvertes d’une réalité beaucoup plus complexe que les schémas imaginés à Bruxelles- sont, chacun dans son registre (souvent discordant) porteurs d’une part d’engagement et de sincérité (même si nous doutons de celle de Charlan répondant à la question : ‘qui êtes-vous ? ‘ par cette évidence :‘je suis la France’).

 

Filmée avec élégance, la Sicile déploie la beauté abrupte de ses paysages sculptés par une lumière blanche, et le charme des villages aux ruelles étroites, et la houle dangereuse d’une méditerranée bleu sombre –là où des ‘pleureuses’ viennent jeter à la naissance des vagues des fleurs tressées en bouquets en hommage aux disparus morts noyés, en un geste que Nathalie prolonge un temps en poussant les dites fleurs vers le large. Ainsi le cœur de cette île magnifique n’est pas seulement le refuge provisoire de migrants ayant survécu à de nombreux périls et criant publiquement la révolte des humiliés à l’instar d’Elisabeth Owona, jeune Camerounaise et actrice-née, en une interpellation qui fait affleurer la tragédie.

 

Pour leur part, Nathalie et son fils sont eux aussi soumis à une épreuve de vérité dont leur perception différente du sort réservé aux migrants porte l’empreinte. Il faut à l’un et à l’autre beaucoup d’énergie pour rattraper le temps de la séparation, passer de la culpabilité à l’acceptation pour l’une, de la colère à la responsabilité pour l’autre, de l’hostilité rageuse à la complicité dans la tendresse et l’action…

 

Trouvailles de mise en scène éclairantes

 

Nous tairons les conséquences surprenantes (poétiques et symboliques) de l’activisme commun de la mère et du fils qui transforme littéralement les fonctionnaires et officiels européens rassemblés pour l’événement en statues de sel. Et, cette mutation subversive de la relation entre la mère et son enfant s’est produite à travers le paysage sicilien : au cours d’une petite expédition concoctée par Nathalie, Albert découvre un labyrinthe à ciel ouvert, celui de Gibellina, village sicilien détruit par un tremblement de terre et recouvert d’un sarcophage respectant les formes des rues en ruine par l’artiste italien Burri. C’est ici  dans ce coin de terre lunaire, sur ces étendues plates, de couleur uniforme, creusées par des lignes de fuite rectilignes, que le ‘miracle’ de la reconnaissance réciproque et du respect mutuel s’accomplit. Dans une joie communicative et une tendresse rieuse, éloignées de la veine caustique initiale, totalement en phase cependant avec la dimension tragique du sort réservé aux migrants.

 

« La Dérive des continents (au sud) », en partant des péripéties intimes de retrouvailles explosives et touchantes entre une mère et son fils, met au jour les souffrances et les espoirs humains derrière l’abstraction de la ‘crise migratoire’. Pour ce faire, Lionel Baier choisit la comédie,  pratique un mélange des genres dérangeant, nous propose une mise en scène inventive, sans occulter la tragédie inhérente au sujet. Un pari assumé, destiné à secouer nos consciences de spectateurs et citoyens européens. A fortiori en ces temps où l’actualité de la guerre en Ukraine est en passe de renvoyer la vieille ‘politique migratoire’ de l’UE au magasin des accessoires et de conduire cette dernière à se réinventer de fond en comble.

 

Samra Bonvoisin

 

« La Dérive des continents (au sud) », film de Lionel Baier

Sélections ‘La Quinzaine des Réalisateurs’, Festival de Cannes et Festival de Locarno 2022

 

 

Par fjarraud , le mercredi 24 août 2022.

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