Le film de la semaine : « Incroyable mais vrai » de Quentin Dupieux 

Dès ses débuts dans le cinéma en 2001 avec « Nofilm » (son premier long métrage au titre prometteur, un tournage se poursuivant sans acteurs ni camera ou presque), Quentin Dupieux, compositeur de musique électronique, scénariste, monteur et réalisateur, impose une singularité et un comique de l’absurde, souvent désopilant, résistant à toute classification… Depuis, des compositions incongrues entre les choses, les bêtes et les hommes fixent à chaque fiction notre attention en un rien de temps, jusqu’à l’irruption d’une mouche géante trouvée dans le coffre de leur voiture par deux potes en manque de perspectives [« Mandibule », 2020]. Imprégnée par les films d’horreur de son enfance, l’imagination débordante de Dupieux puise, consciemment ou non, dans les univers littéraires de Lewis Carroll ou de Samuel Beckett, et les formes cinématographiques de Luis Bunuel, de Bertrand Blier ou des frères Coen. Des influences souterraines  tant nous pénétrons avec avidité dans chaque nouvelle création, happés par une atmosphère mêlée d’inquiétante étrangeté et de banalité ordinaire. « Incroyable mais vrai » cependant invente encore à partir d’un argument d’une simplicité enfantine : ‘Alain et Marie emménagent dans un pavillon. Une trappe située dans la cave va bouleverser leur existence…’. 

 

 ‘Le clou du spectacle’ et ses mystères

 

Paysage champêtre, cadre arboré aux teintes douces et au climat reposant. Un agent immobilier, pas  et gestes vifs, débit rapide (Stéphane Pezerat, totalement convaincant) fait visiter une belle maison à un étage, lumineuse et vaste, à un couple au niveau de vie visiblement confortable. Alain (Alain Chabat, génial) et Marie (Léa Drucker,  très troublante) paraissent déjà sur le point de ‘craquer’ pour cette séduisante habitation lorsque le vendeur leur suggère de soulever la trappe menant à la cave. Et il ajoute: ‘c’est le clou du spectacle’. Après un moment d’hésitation, le duo, femme en tête, emprunte l’escalier en fer menant au sous-sol. Effectivement, l’un et l’autre n’en croient pas leurs yeux, comme leur avait prédit l’agent beau parleur, questionnant : ‘ Alors vous la prenez ?’.

 

Ils répondent par l’affirmative, à cent lieues d’imaginer en quoi cette décision d’emménagement, somme toute banale,  les fait basculer dans une autre dimension.

 

Dans le même temps, sur la ligne de crête entre le quotidien raisonnable  et le non-sens de phénomènes hors-normes, dénués de toute explication, la vie des époux fraichement installés , semblant mener des existences parallèles sans lien affectif manifeste ni progéniture à élever, se conjugue dans le voisinage d’un autre couple doté des signes extérieurs de richesse, Gérard (Benoît Magimel, sidérant), patron d’Alain, et Jeanne, sa femme (Anaïs Demoustier, impressionnante). Un tandem détenteur d’un secret incroyable (lequel touche l’homme en premier mais les concerne tous deux et suscite leur  fierté). Un secret stupéfiant dont la révélation constitue ‘le clou’ d’un dîner à quatre au terme duquel Marie devant l’ampleur de la chose s’interroge à voix haute : ‘vous auriez peut-être mieux fait de ne pas nous en parler’.

A la manière d’Alfred Hitchcock refusant l’entrée de la salle aux retardataires pour ménager le suspense d’un thriller au cordeau, ici nous nous devons de respecter la recommandation du cinéaste au public des premières projections, formulée en ces termes : ‘Pour le plaisir des spectateurs nous vous serions reconnaissants de ne pas dévoiler les ressorts comiques du scénario’.

 

Une fiction sortant de ses gonds, un conte moderne faisant feu de tous bois

 

Il n’empêche. Nous nous doutons d’entrée de jeu qu’il y a bien dans « Incroyable mais vrai » quelque chose qui cloche . Une drôle d’ambiance se dégage de façon discrète, presque impalpable (suscitée aussi par la direction artistique et  la décoration de Joan Le Boru et le travail sur les costumes d’Isabelle Pannetier) : décors, paysages aux couleurs atténuées, teintes pastels et intérieurs feutrés, ciels crémeux, blondeur de la chevelure déliée de la frêle et ‘juvénile’ Marie habillée de robes fluides, blancheur décolorée à outrance des cheveux courts de la pimpante Jeanne au teint crayeux…Comme si la composition chromatique, contredite par une partition musicale parfois guillerette, plongeait les protagonistes dans un univers cotonneux où s’estompent les frontières entre la réalité et les rêves, le présent des peurs (de la fin du désir, de la déshérence du couple, du temps qui passe…), les moyens magico-techniques de les conjurer et l’étoffe des songes.

 

Outre le caractère débridée d’une comédie riche en rebondissements abracadabrantesques à la lisière du fantastique ou de l’horreur, fertile en images saisissantes, flirtant avec le tragique (ainsi des insectes sortant de la main de Marie en pleine cure de rajeunissement), Quentin Dupieux, sans jamais juger ses personnages, leur façons d’adhérer au premier degré aux normes délirantes d’une époque totalement déboussolée, suggère, au fil des phénomènes incroyables représentés, des obsessions humaines, tout à fait contemporaines, d’une crise existentielle.

 

La fiction a beau s’emballer et s’accélérer à la vitesse d’un cheval au galop, s’accompagner d’un déluge d’explosions massives, pieds de nez aux pyrotechnies des blockbusters, les ressorts comiques, finalement dynamités (la musique envahissant nos oreilles au fur et à mesure que la parole s’éteint comme au temps du cinéma muet), ne parviennent pas à dissimuler la mélancolie persistante. Pourquoi cette course sans répit à la jouissance chez Gérard, cette obsession de la consommation sexuelle chez Jeanne, ce désir au-delà de toute raison d’une nouvelle adolescence chez Marie ? Et pendant que Gérard, tout à son délire virile et mécanique, et Marie, prise au piège du narcissisme, semblent emportés par leur folie respective, Alain, peu réceptif au pouvoir magique sans explication logique, pêche à la ligne, assis sur un pliant,  là où coule une rivière dans un halo de  douce lumière.

 

Inutile de chercher une ‘morale’ à cette histoire où ceux qui consentent aux standards d’une société déréglée ne s’en remettent pas alors que celui qui demeure ‘placide et museau’ comme un chien domestique, indifférent aux vivants qui passent, semble sauver sa peau.

 

Dans « Incroyable mais vrai » Quentin Dupieux  ne choisit pas un camp mais il invente un cocktail détonnant de burlesque, d’absurde et de non-sens, capable d’enjamber les registres et les genres, une matière comique originale, incarnée par des comédiens  au jeu virtuose. Et le cinéaste retrouve ici la puissance suggestive du cinéma des premiers temps, la force subversive de l’enfance de l’art.

 

Au point de créer des héros, fous ou raisonnables, porteurs de vérités dérangeantes  sur la prétendue humanité de nos sociétés. Dépêchons-nous d’en rire.

 

Samra Bonvoisin

« Incroyable mais vrai », film de Quentin Dupieux-sortie le 15 juin 2022-

Festival de Berlin 2022

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 15 juin 2022.

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