Philippe Cosentino : Les modèles ont leurs limites 

Quelle place accorder aux modèles, et en particulier aux modèles numériques en cours de SVT ? Philippe Cosentino, enseignant de SVT et auteur de plusieurs modèles numériques s'inquiète de la mauvaise utilisation qui est parfois faite de ces outils. En particulier quand elle induit une confusion avec la réalité. Entre les prédictions, les simulations et les maquettes, il recadre les possibles avec les modèles et prépare même un parcours de formation en ce sens. « Les modèles sont nos alliés dans l'enseignement, tout comme ils sont les alliés des scientifiques ».

 

Qu'est-ce qu'un modèle, dans le cadre de l'enseignement des SVT ?

 

Le terme de modèle recoupe un très grand nombre de concepts. Une maquette montrant le fonctionnement d'une articulation est un modèle, tout comme son équivalent numérique. Mais une carte géologique, qui comporte une part notable d'interprétations et d'hypothèses est également un modèle, tout comme la représentation tridimensionnelle d'une molécule. Même les animaux que l'on utilise en classe pour étudier la génétique, les drosophiles par exemple, sont des modèles. Enfin dans certains domaines la frontière entre modèle et théorie est très poreuse, notamment en géologie, où l'on peut invariablement parler de modèle ou de théorie pour la tectonique des plaques par exemple.

 

Le point commun partagé par tous ces exemples de modèles est qu'ils sont tous des simplifications, souvent des abstractions, d'un aspect de la réalité sur lequel on souhaite travailler, que ce soit en laboratoire ou en classe. Il est ainsi bien plus simple d'étudier les lois de la génétique sur une drosophile, au cycle de vie très court, que sur des êtres humains, et c'est pour cela qu'on désigne cet animal comme "modèle pour la génétique".  Au final, les modèles sont omniprésents dans notre enseignement, ils sont inévitables.

 

Quel est l'intérêt de les utiliser plutôt que d'étudier directement la réalité ?

 

Contrairement aux modèles, les phénomènes réels sont généralement bien plus complexes ou difficilement accessibles à l'observation en classe. Il est bien plus facile de comprendre la double-circulation sanguine en travaillant sur des maquettes ou des logiciels qu'en étudiant un animal disséqué.

 

L'échelle de temps des phénomènes ne permet parfois pas non plus de les étudier dans le cadre de la classe, qu'il s'agisse de phénomènes très lents (en géologie par exemple) ou au contraire très rapides (transmission du message nerveux par exemple).

 

Enfin certains modèles permettent de faire des simulations, voire des prédictions, c'est le cas notamment de certains modèles climatiques ultra-simplifiés pour un usage en classe (comme Sim'climat). Ce dernier type de modèle revêt une grande importance sociétale (changement climatique), et il est pour cela intéressant de sensibiliser les élèves à leur vraie nature et à leurs limites.

 

Alors quel est le souci avec ces modèles ?

 

Parce qu'ils sont simples à étudier, beaucoup d'enseignants sont tentés de construire leurs séances autour des modèles, en en particulier des modèles numériques, plutôt qu'à partir de l'observation du réel.

 

Or l'étude du réel, aussi complexe soit-il, est au cœur de notre discipline. Commencer une séquence en utilisant un modèle comme document d'appel ou comme situation-problème est pour le moins critiquable. J'ai d'ailleurs eu plusieurs retours négatifs de la part d'inspecteurs ayant assisté à des séances désastreuses ... utilisant certains de mes outils. Vous imaginez mon malaise !

 

Pour être plus clair, je vais prendre un exemple connu. Pour étudier les effets de la sélection naturelle ou de la dérive génétique, de nombreux enseignants s'appuient, à raison, sur le cas des réserves africaines où l'on constate une diminution du nombre d'éléphants avec défenses. Or certains commencent leur séquence en partant d'un modèle ou d'un logiciel de simulation, sans jamais se reconnecter à la réalité. Pire : parfois l'enseignant demande à ses élèves de créer un modèle illustrant la sélection naturelle (ce qui est une très bonne pratique si fait correctement) et ensuite leur demandent d'en tirer des constats et des déductions. Cela revient à attendre que la marionnette que l'on vient de construire, et dont on connaît déjà le fonctionnement, nous apprenne quelque chose ; ce qui, notons-le, n'est pas impossible dans le cas de modèles plus complexes, car des propriétés inattendues peuvent émerger de l'intégration de mécanismes simples, comme dans le jeu de la vie.

 

Quel pourrait être alors un bon usage de ces modèles ?

 

Je ne condamne pas les modèles. Ce serait un comble vu le nombre de modèles que j'ai écrit, et l'usage intensif que j'en fais moi-même en classe. Ce que je recommande c'est de toujours partir du réel. Pour reprendre l'exemple précédent, je recommande de partir d'un film montrant les éléphants sans défenses dans leur réserve, montrant des braconniers, de partir également de graphiques avec des données réelles etc.

 

A ce stade le problème va émerger, et les élèves vont échafauder une explication, une hypothèse, par exemple "Les éléphants avec défenses se faisant tuer par les braconniers, les éléphants sans défense ont davantage de chances d'arriver à se reproduire, et comme ce caractère est héréditaire, il sera de plus en plus fréquent dans la population."

 

C'est là que la modélisation peut s'avérer riche. Soit l'enseignant donne un modèle numérique de sélection naturelle pour permettre à l'élève de vérifier la validité de son explication, soit, et c'est encore mieux, il lui fait bâtir ou compléter un modèle, numérique ou analogique, pour qu'il puisse éprouver la solidité de son explication (sachant que le modèle ne fait toutefois pas office de "preuve scientifique" ici).

 

Les modèles peuvent ainsi être d'une grande utilité pour illustrer des phénomènes complexes, mais il faut auparavant que le dit phénomène ait été abordé dans sa réalité. On commence par disséquer un vrai cœur de dinde, et ensuite seulement on utilise des modèles de cœurs pour en comprendre le fonctionnement.

 

Enfin le modèle numérique, construit ou complété par l'élève, peut jouer le même rôle que la construction d'un schéma fonctionnel ou d'une carte mentale. Notons d'ailleurs qu'un schéma fonctionnel est déjà un modèle à part entière !

 

Et donc, faut-il se méfier des modèles ?

 

Les modèles sont nos alliés dans l'enseignement, tout comme ils sont les alliés des scientifiques. Il ne faut donc surtout pas les rejeter. Par contre, ce sont des outils qui ont bien des limites, le problème ne vient pas d'eux, mais de celui qui les utilise et qui en attend trop d'eux.

 

Un bon usage serait de systématiquement demander aux élèves de porter un regard critique sur les modèles (analogiques ou numériques) qu'ils utilisent. L'élève doit être capable d'identifier les limites du modèle, c'est à dire son domaine d'application, mais également d'identifier tout ce qui l'éloigne de la réalité. En somme, l'utilisation des modèles en classe peut aussi bien émousser l'esprit critique de nos élèves, que l'aiguiser.

 

C'est pour toutes ces raisons que je souhaite, si on m'en laisse l'occasion, monter un parcours de formation qui aurait pour objectif de mieux appréhender la nature des modèles, leurs limites, et la place que l'on doit leur accorder dans nos pratiques.

 

Propos recueillis par Julien Cabioch

 

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Par fjarraud , le mardi 07 juin 2022.

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