Le film de la semaine : « Birds of America » de Jacques Loeuille 

De quelle manière, à la fois documentée et poétique, évoquer sur grand écran la destruction du mythe fondateur de la nation américaine à travers la disparition des oiseaux peuplant alors le ciel d’un ‘jardin d’Eden’ d’avant l’ère industrielle ? Jacques Loeuille, formé aux écoles des Beaux-Arts et du Fresnoy, documentariste particulièrement sensible à l’histoire du paysage et de l’environnement, nous embarque sur les traces de l’ornithologue français Jean-Jacques Audubon (1785-1851), au fil d’une exploration de trente ans en Louisiane pour y peindre grandeur nature toutes les espèces d’oiseaux du Nouveau Continent. De la source du Mississippi au delta, l’auteur –également scénariste et directeur de la photographie- ne se contente pas de renouer, deux siècles plus tard, avec le trajet et les découvertes d’Audubon, mais revisite la naissance politique d’une nation, construite sur l’effacement des peuples natifs et les ruines d’une nature de toute beauté dont les peintures naturalistes de l’ornithologue donnent des aperçus saisissants.

 

A travers la voix grave du comédien et dramaturge Jean-François Sivadier, le commentaire off en forme de tutoiement amical, relie l’expérience passée aux transformations des paysages traversés, attestés par des gravures et des photographies de l’époque et des vues d’aujourd’hui. L’adresse à l’ornithologue passionné rattache aussi son inlassable travail d’inventaire au destin des peuples et cultures ‘écrasées’ par les nouveaux arrivants. Ainsi « Birds of América", fabuleux va-et-vient entre le ciel et la terre, le passé et le présent, les oiseaux et les hommes, jouant sur plusieurs registres d’images, mêlant subtilement sons de la nature, bruits de la ville et voix humaines, modulations d’une partition musicale aux sombres accents lyriques, nous offre-t-il une œuvre profonde, propice à la renaissance en nous d’un monde englouti et à la réflexion politique sur l’action humaine, cause de cette ruine. 

 

Un ornithologue au ‘paradis  des oiseaux’, peintre et archiviste

 

Le compagnon de voyage, imaginé par le réalisateur, par delà les deux siècles qui les séparent, dans un plan d’ensemble des rives industrialisées du Mississippi d’aujourd’hui,  entreprend un échange fictif avec l’ornithologue Jean-Jacques Audubon venu de France découvrir (et peindre) les oiseaux du Nouveau Continent au tout début du XIXème siècle. Un tutoiement en ces termes :’C’est le paradis. Le ciel est pur. L’onde limpide…Au fur et à mesure que ta frêle embarcation avance…’. Ainsi Jacques Loeille imagine-t-il  ensuite les paysages, immenses, cyprès et bois d’érable et autres merveilles d’une nature attisant la curiosité et incitant à l’exploration. Il voit l’explorateur  saisir ses pinceaux, s’enfoncer dans les bois voisins, ébloui par le spectacle d’une telle profusion de créatures, comme il n’en a jamais vues sur le vieux continent. Nous percevons à quel point cette nature foisonnante, riche en espèces variées de volatiles résonne avec la passion de l’ornithologue.

 

Au point de consacrer trente ans de sa vie en Amérique à peindre grandeur nature des centaines de variétés d’oiseaux. Outre les pleins et les déliés du trait, la précision des détails, les déclinaisons chromatiques des pelages et des feuillages, les contrastes (bleu, orange, blanc, rose du vivant, vert et marron du végétal), l’évolution de sa façon de peindre et l’enchevêtrement progressif du sujet central (l’oiseau) avec d’autres éléments de la faune et de la flore, alliés à la suggestion du mouvement, donnent une dimension vivante à une picturalité dite naturaliste a priori figée. Bien plus, les planches d’Audubon –dont certaines sont conservées dans quelques musées américains d’histoire naturelle, déployées sous nos yeux avec précaution par la main d’un conservateur- témoignent, grâce à l’œil aiguisé et au talent graphique de leur auteur, de l’existence de magnifiques espèces dont nous ne trouvons plus trace aujourd’hui. Comme la colombe voyageuse, Martha (du nom de la femme du président Roosevelt, le seul à avoir légiféré bien plus tard en faveur des parcs naturels et pour la protection de la nature). Comme le pic à bec d’ivoire dont Audubon documente en les peignant et les nommant ses infimes variétés (pic à dos rayé, pic à cheveu, pic à face blanche…).

 

De l’aventure scientifique individuelle au dévoilement d’une autre histoire de l’Amérique

 

Mais « Birds of América » va au-delà de l’évocation rêveuse, contemplative, empreinte nostalgique,  d’une existence hors du commun entièrement dédiée à la saisie fidèle et à la reproduction ,en une peinture à la fois rigoureuse et inventive, des oiseaux de toutes formes et de toutes couleurs peuplant les ciels tout au long des terres bordant le Mississippi. Jacques Loeuille, -par la diversité des points de vue (interventions de spécialistes, témoignages des descendants des peuples amérindiens natifs, voix off du compagnon fictif), par le choix des sources et des types d’images retenues (photographies et cartes d’autrefois, premiers enregistrements sonores et visuels de cris d’oiseaux, vues des paysages préservées, des zoos ou réserves artificielles de maintenant, plans d’ensemble des zones industrialisées et polluantes d’aujourd’hui…,-fait résonner longtemps en nous le cri du perroquet  aux ailes coupées pour empêcher son échappée d’un parc conçu et financé par les industriels du pétrole  et autres mazouteurs  de la Louisiane et d’ailleurs, toujours prompts à  peaufiner un nouveau visage écologique par leurs opérations de ‘greenwahing’.

 

Encore présent dans certaines représentations dominantes, le mythe fondateur de la nation américaine, -selon lequel cette nature sauvage, jardin d’Eden à la beauté inouïe, aurait été accordée, tel un cadeau du ciel, aux nouveaux arrivants pour s’y installer et faire fructifier la terre- , se révèle ici en un retournement sinistre. L’extinction progressive de multiples et splendides espèces d’oiseaux,  immortalisés dans la peinture d’Audubon, et le déplacement programmé des populations les plus démunis sur les rives insalubres du Mississippi (en particulier des amérindiens à la culture ancestrale symboliquement liée à la nature et aux oiseaux) se trouvent associés par des correspondances souterraines et pertinentes.

 

Aujourd’hui encore le nom de Jean-Jacques Audubon (qui s’est lui-même rebaptisé John-James Audubon lorsque Napoléon a vendu la Louisiane française en 1802), déclaré ‘pionnier de l’écologie américaine’, reste populaire au point qu’à New-York un chauffeur de taxi peut conduire son passager devant l’ancienne résidence dont les murs  extérieurs (et quelques autres dans la ville)  laissent voir une magnifique fresques ornée de peintures géantes d’oiseaux à la manière de l’ornithologue.

 

Il n’empêche. Jacques Loeuille  bouscule totem et tabous sans coup férir dans cet essai documentaire d’une grâce infinie. La séduction sensible de « Birds of América, traversée par la partition musicale au sombre lyrisme, composée et interprétée par Nigji Sanges, se conjugue avec l’intelligence du propos. Une œuvre rare qui invite à repenser l’histoire des Etats-Unis et l’écologie politique.

 

Samra Bonvoisin

« Birds of America », film de Jacques Loeuille-sortie le 25 mai 2022

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 25 mai 2022.

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