Bruno Devauchelle : Le numérique en reflux ?  

Au sortir d'une période de crise qui a mis en avant les moyens numériques, des voix s'élèvent pour s'opposer à des évolutions, des choix, des décisions en matière de numérique éducatif. Loin des grandes journées et évènements de célébration du numérique éducatif, certains tentent de faire passer un message différent, voire hostile au numérique éducatif. Il faut entendre ces questionnements, les analyser et tenter de comprendre, au-delà d'argumentaires spécifiques toujours discutables, les problèmes de fond que cela soulève. Malheureusement, les éditeurs, la presse, les médias, les passionnés les opposants, chacun y va de sa petite musique en employant parfois "les grands moyens" pour se faire entendre. Avec des titres racoleurs, zélateurs et réticents tentent de faire entendre leur voix oubliant parfois d'approfondir les arguments. Il faut reconnaître que la période de crise sanitaire a mis en évidence la place du numérique dans la vie personnelle et professionnelle que l'on avait tendance à minimiser parfois (omniprésent et souvent peu visible voire invisible). L'évidence du smartphone ou de l'ordinateur portable ne doit pas faire oublier que cela est récent, mais aussi que cela est massif.

 

"Désastre" et critique du numérique

 

 Récemment le premier ministre, annonçant à Poitiers l'extension de l'opération Territoires Numériques Educatifs à dix nouveaux département, déclare "vous parler de numérique et d'enseignement, c'est-à-dire un sujet qui est au coeur des enjeux de l'avenir.". Il ajoute un peu plus loin : "La question n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre le numérique, évidemment. Pour cela l’affaire est réglée et entendue. Mais le numérique comment ?". D'une part le développement du numérique (éducatif) est une évidence pour les décideurs, d'autre part il faut penser la manière de faire. C'est justement ce qui a aussi été demandé à la Direction du Numérique Educatif qui, depuis le changement de son directeur, semble essayer de construire ce qu'elle appelle une "stratégie". Pour ce faire il faut préciser les enjeux sous-jacents à un renforcement du numérique éducatif qui semblent, selon ces décideurs, au nombre de quatre : mieux construire la citoyenneté numérique de nos enfants, mieux développer l’efficacité du système scolaire, mieux administrer l’école et mieux assurer la résilience de l’école.

 

Pour relativiser ce discours on peut aller chercher du côté des chercheurs comme dans cet ouvrage "Le numérique en éducation et formation. Approches critiques, Presses des Mines 2022" ou encore "Classes populaires et usages de l’informatique connectée, Des inégalités sociales-numériques, Presses des Mines, 2022". Ce dernier ouvrage, s'il n'aborde pas directement la question de l'école interroge le numérique au prisme des inégalités dans le société. On peut aussi lire ces deux documents pour comprendre le discours actuel. Le premier est issu du CNESCO dans son dossier sur le numérique à l'école. Le second est un avis du Conseil Economique et Social et Environnemental publié en 2021. Cette mise en perspective du numérique par différents acteurs est intéressante, sans complaisance, mais posant déjà les bonnes questions. Quelques livres récents au titre évocateur "Le désastre numérique", (Seuil 2016) ou encore "Critiques de l'école numérique", (l'Echappée 2019) ont aussi tenté de soulever certains de ces problèmes qui se posent quand on parle de numérique éducatif.

 

Dans un collège

 

Un fait récent permet de comprendre ce qui est en jeu. Le conseil d'administration du collège Théophile Gauthier du Havre (Seine Maritime) a envoyé une lettre au Conseil Départemental qui exprime nombre de ces inquiétudes. Le conseil départemental avait décidé de mettre à disposition, en septembre 2021,  une tablette pour tous les élèves de 6ème. Le document présentant cette opération a été, semble-t-il envoyée aux collèges au debut 2022, d'après le document mis à disposition par les parents d'élèves sur leur blog (on peut y télécharger la "Fiche information Equipement Mobile Collégien" du conseil départemental) . Après un débat au Conseil d'Administration du collège Théophile Gauthier, un courrier a donc été envoyé au conseil départemental pour faire part de son opposition à cette action, en exposant les motifs. Le site d'information actu76.fr a présenté le débat auquel le CA du collège à répondu sur son blog avec une virulence inhabituelle. Quels sont-ils ?

 

 1 - Le système informatique est inopérant dans le collège : ordinateurs lents, réparations lentes, impossibilité de modifier localement

 2 - Ce qui est annoncé comme installation par la collectivité ne garantit pas le résultat effectif

 3 - Trop de problèmes autres dans l'établissement qui sont plus urgents à traiter

 4 - Absence de pertinence pédagogique prouvée de l'arrivée de tablettes

 5 - Absence de concertation locale avec les acteurs impliqués

 6 - Doute sur la formation et l'accompagnement proposé par l'éducation nationale, inquiétude sur les autres formations importantes

 7 - Questionnement sur les parents et leur capacité à accompagner leurs enfants avec les tablettes

 8 - Aucune information sur les équipements matériels et logiciels ainsi que le respect du RGPD

 9 - La maintenance n'est pas clairement explicitée

 10 - Alors que les tablettes pourraient alléger le cartable des livres scolaires, cette possibilité n'est pas prévue

 11 - Absence d'analyse d'impact écologique de cette dotation

 

Cette liste en forme d'inventaire ne couvre pas toutes les questions qui sont posées actuellement comme par exemple :  problème de la nocivité des ondes wifi et 4G/5G, problème de le risque de saturation d'écrans, dérive du progrès technique, etc. Malgré tout elle couvre quand même nombre de problèmes rencontrés au quotidien qui doivent interroger tous les acteurs du numérique éducatif.

 

Pas de tout ou rien

 

La première des questions importantes est celle de la participation des acteurs directement concernés à la mise en place de ce qui leur est "proposé" ou "imposé". Prendre en compte le contexte local semble être difficile et parfois considéré comme trop lourd par les décideurs. Parmi les questions de fond qui traversent ce courrier, il y a bien sûr celle de la pertinence pédagogique de ce projet. Ici il faut lier cette question à celle de l'effectivité et de la qualité de l'action du Ministère et de ses représentants et opérateurs locaux (DRANE, DANE, CANOPE). La lecture du document protocole envoyé en janvier 2022 dans les établissements laisse pourtant entendre nombre de réponses qui semblent insatisfaisantes aux personnes signataires de cette lettre. Les deux courriers mis en ligne révèlent aussi une défiance vis à vis des décideurs des collectivités et des responsables dépendants du ministère de l'éducation (DANE, DRANE, CANOPE etc.)

 

Cet établissement scolaire n'est bien sûr pas le seul à s'interroger. Le reflux de l'intérêt pour le numérique éducatif est lié à plusieurs éléments. Conjoncturels d'abord avec la fin de la plupart des restrictions sanitaires qui ont imposé le numérique dans l'espace scolaire, mais aussi avec le sentiment d'impuissance face au déploiement incessant du numérique depuis plus de cinquante années. Structurels ensuite car le monde scolaire ne sait toujours pas situer la priorité du numérique dans son action quotidienne du fait des priorités autres qui semblent plus urgentes, mais aussi par l'insuffisance très généralement ressentie des conditions de mise en oeuvre techniques, matérielles et pédagogiques des moyens numériques dans l'enseignement. Le numérique scolaire reste encore trop souvent ce qui arrive "en plus du reste". Il faut dire que le pilotage national du numérique éducatif (et pas seulement depuis 2014) a toujours eu du mal à se positionner clairement et sur la partie réellement pédagogique et sur la prise en compte réelle des contraintes locales, sans parler de la rareté des propos mettant en question certains axes du numérique éducatif, les politiques ne l'ayant jamais vraiment aidé.

 

La tendance actuelle qui semble faire tâche d'huile est bien celle prise par le département de la Seine Maritime à la suite de nombre d'autres, dont les Landes, les Bouches du Rhône, la Corrèze, et d'autres encore pour ce qui est des collèges, sans parler des lycées (Ile de France, Grand Est), et enfin de feu le plan Hollande 2016 : équiper chaque élève d'un terminal numérique mobile (EIM). Pour y parvenir, il ne faut surtout pas oublier le "confort d'utilisation" permis par les moyens numériques mis en place. Depuis plus de quarante années, on entend cette musique des dysfonctionnements chroniques du numérique au sein des établissements scolaires qui freine les initiatives voire renforce les oppositions. Il est probable que les responsables de ces déploiements n'ont pas suffisamment mesuré ce sentiment négatif et n'ont pas réussi à définir un cadre stable. Il faut bien reconnaître qu'entre un passionné de numérique qui se sort de presque toutes les situations difficiles et un enseignant qui essaie de s'y mettre, il y a cet écart important de perception qui conforte encore les débats. Reste que la présence du numérique dans la société est devenu tellement importante (et perturbante) que la remise en question, en mode tout ou rien, ne peut être entendue, même de manière modérée. Il est temps que chacun s'empare de ces questionnements et participe ensuite aux choix éclairés au sein des établissements, des collectivités et du ministère. Il est temps d'interroger les politiques descendantes dans le domaine du numérique comme dans bien d'autres domaines de l'éducation.

 

Bruno Devauchelle

 

 

 

Par fjarraud , le vendredi 18 mars 2022.

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