Le film de la semaine : «L’Histoire de ma femme » de Ildiko Enyedi 

Dans l’Europe cosmopolite des années 20, un capitaine au long cours néerlandais en mal d’amour parie avec un ami qu’il épousera la première femme entrant dans le café du port. Proposition insolite acceptée d’emblée dans un sourire enjouée par la parisienne raffinée et joueuse alors sollicitée. La trame d’une romance à quatre sous ? Le début d’un improbable rencontre entre un ‘loup de mer’ sans manière et une jeune partenaire sophistiquée qui ‘n’est pas du tout son genre’ ? En transposant librement un classique de la littérature de son pays, le roman de Milan Füst [publié en 1942, traduit et édité en France en 1959 chez Gallimard], la cinéaste hongroise Ildiko Enyedi nous invite à une longue et tumultueuse aventure intime dans les méandres de l’amour étrange et pénétrant liant et séparant Jakob et Lizzy.

 

A travers une épopée sentimentale, d’étreintes sensuelles en rudes corps-à-corps jusqu’aux silences feutrés et aux lignes de fuite qui arrachent le coeur, la réalisatrice suit le regard exclusif de son héros masculin dans son souci obstiné de comprendre celle qu’il a choisi d’aimer. Au-delà de cette observation scrupuleuse, distanciée par un classicisme stylisé sans afféterie, Ildiko Enyedi ne s’en tient pas à quelque brillante illustration de la lutte des sexes, vue du point de vue masculin. Elle filme la douloureuse patience d’un être humain amoureux, expérimenté en mer, si maladroit sur terre, aux prises avec les habitudes de domination et la culture patriarcale. Une traversée des apparences sans fin où l’un, avec ses armes misérables et ses faiblesses non dissimulées, tente d’approcher le mystère de l’autre, sa soif inextinguible de liberté.

 

Ressorts insoupçonnés d’une union hasardeuse

 

A bord du navire marchand, le souffle du vent, le claquement des cordages, la houle, la corne de brume…Un territoire familier au capitaine néerlandais Jakob Störr (Gijs Naber) dont nous ne tarderons pas à faire la connaissance. Pour l’heure,  une voix off, la sienne, se fait entendre tandis que nous assistons aux glissements sous-marins des baleines en quelques plans fugaces : « Si j’avais eu un fils, que lui dirais-je en guise de bienvenue en ce monde ? […]Je lui parlerais de notre vie passée à essayer de contrôler l’incontrôlable ? ».

 

Ainsi le protagoniste de ‘L’Histoire de ma femme’ nous embarque-t-il, au soir de sa vie, dans une remontée du temps, avec lui, pour embrasser les péripéties d’un amour avec ‘sa’ femme mais telles qu’il les a appréhendées, et telles que la réalisatrice, part l’art cinématographique, les transcende.

 

Au départ donc, un remède (suggéré par le cuisinier du bateau) au spleen du marin célibataire attardé : un projet de mariage lors d’une escale dans un port. Formulé à voix haute  devant un ami de longue date : j’épouserai la première femme qui franchira la porte du café. L’ami parti, nous suivons le regard de Jakob s’arrêtant sur la frêle silhouette habillée et coiffée d’un chapeau de couleur crème, assise de biais, le visage non visible. Lorsqu’il s’approche et s’assied sans façon, cette dernière se retourne et nous découvrons Lizzy (Léa Seydoux). Teint lumineux, regard vif, sourire malicieux, elle donne très vite son accord à la demande impromptue de ce capitaine un brin maladroit dans sa posture en dépit de sa haute stature et de sa grande expérience du transport maritime. Un acquiescement immédiat qui permet à la jeune femme très courtisée de congédier en une phrase (dans le café où elle avait rendez-vous) un de ses possibles prétendants.

 

Que peut-il advenir d’une union conclue dans de telles conditions ? Qui est Lizzy ? Pourquoi cette Parisienne très sociable et visiblement jalouse de son indépendance se retrouve-t-elle dans ce port ? D’où vient son désir pour un homme aux us et coutumes  a priori si éloignés des siennes ? Un compagnon dont la profession le conduira sur des mers lointaines et la laissera seule pour de longues périodes ?

 

Nous ignorons tout de Lizzy même si cette dernière ne cherche pas à dissimuler sa personnalité aux yeux de son époux. Simplement, de voyages au long cours en escales prolongées, Jakob, immédiatement lié à Lizzy par une attraction sensuelle réciproque et fusionnelle, -subtilement soulignée par le cadrage distancié et nimbé de lumière du directeur de la photographie Marcell Rév-, Jakob perd peu à peu pied devant les surprises de l’amour, les flux et reflux du désir.

 

Loin des certitudes acquises en mer quant à ses capacités à maîtriser les éléments, à commander un équipage, notre homme use en vain des attributs de la puissance masculine face à une femme au comportement erratique, aux attitudes énigmatiques, aux propos allusifs. Son éducation protestante, sa rigueur morale et sa bienveillance sont de peu de poids pour endiguer les tourments qui le submergent. Et la promesse d’un bonheur partagé s’évapore comme si Lizzy, son incarnation, devenait de plus en plus insaisissable.

 

Etrangeté irréductible, humanité commune

 

Des rives de la Méditerranée à Hambourg, en passant par Paris, le mariage et ses tumultes traversent de nouvelles embardées. L’amitié ambigüe (mélange de complicité intellectuelle et de dandysme élégant) entre Lizzy et Dedin (Louis Garrel) déclenche chez Jakob une jalousie obsessionnelle. Lui-même s’accorde le vertige d’une liaison sensuelle avec une jeune amante avant que tous deux ne s’accordent  sur un attachement respectif à la fidélité et décident de mettre un terme à cet parenthèse euphorisante.

 

Et des belles pièces lumineuses et chaleureuses de leur logement parisien à l’austérité de Hambourg, la relation amoureuse s’assombrit jusqu’à devenir incompréhensible aux yeux de Jakob qui ne trouve même plus la sérénité sur une mer agitée.  Pas d’explication psychologisante ni d’événement significatif pour résumer « L’Histoire de ma femme » à un drame passionnel ou à un mélo à faire pleurer Margot. La complexité et l’imprévisibilité de Lizzy, sa soif d’indépendance, heurtent la sensibilité et la mentalité d’un homme aimant dans son obstination éperdue à la comprendre.

 

La fiction recréée par Ildiko Enyedi résonne intensément aujourd’hui tant le personnage de Lizzy (et l’interprétation à la fois légère et profonde  proposée par Léa Seydoux) résiste jusqu’au vertige à la représentation à laquelle le regard masculin pourrait la cantonner.

 

Une vision réductrice que dépasse la cinéaste hongroise tant elle espère qu’au travers des alea d’un amour impossible, Jakob, en regardant Lizzy l’imprévisible, finisse par s’ouvrir au monde et à la vie. Alors, selon les vœux de la cinéaste, nous pourrons savourer « l’infinie palette des couleurs de l’existence [à travers] un conte sur ce que signifie être un homme, une femme, un être humain. (…) Si vous regardez attentivement Lizzy et Jakob, vous ne voyez pas deux opposés. Vous voyez deux personnes [qui] pourraient être frère et sœur. Ou […] les partie mâle et femelle d’une même âme… ».

 

Samra Bonvoisin

 

« L’Histoire de ma femme », film de Ildiko Enyedi-sortie le 16 mars 2022

Sélection officielle Cannes 2021

 

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 16 mars 2022.

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