Le film de la semaine : « Les Meilleures » de Marion Desseigne-Ravel 

Comment une adolescente d’aujourd’hui vit-elle dans sa tête et dans son corps l’irruption du désir ? Tout en mettant finement au jour l’ambivalence d’un élan amoureux à un âge où l’on se cherche encore, la jeune cinéaste Marion Desseigne-Ravel aborde frontalement, en épousant le point de vue de l’héroïne, la fiction, fortement ancrée dans la réalité, qu’elle a imaginée. Aussi nous conte-t-elle le coup de foudre entre deux jeunes filles d’origine maghrébine vivant dans un quartier populaire. Les partis pris de mise en scène alliés aux choix musicaux accompagnent le chamboulement collectif ici fait d’hostilité rageuse, de frustration rentrée et d’agressivité manifeste. Une onde de choc provoquée par un séisme intime dont la dimension homosexuelle se heurte à un mur d’incompréhension et de rejet. A l’heure des slogans tagués, des déclarations par textos et des images fabriquées postées sur les réseaux sociaux, Nedjma parviendra-t-elle à assumer son amour a priori impossible pour Zina ?

 

Sans rien céder au conformisme des fictions sur les ‘jeunes’, la réalisatrice trace une route singulière et nous offre ce ‘western’ contemporain au féminin, dur et tendre à la fois, violent et doux en même temps. Dans une société française, riche de sa diversité, pourtant menacée par les assignations en tous genres, « Les Meilleures » constitue un geste artistique et politique d’une rare pertinence.

 

Agitation fébrile de bandes de filles, miraculeuse solitude du coup de foudre

 

Dans la mobilité générale, les gestes brusques et le parler saccadé de jeunes filles à la tchatche facile, Nedjma (Lina El Arabi, jeu vibrant au registre étendu), beauté discrète, regard farouche, n’est pas en reste. La caméra à l’épaule qui accompagne son pas vif enregistre cependant une sorte de brusquerie et de retenue. Nedjma fait partie de la bande sans nécessairement en épouser tous les codes et les conventions.

 

Dans le quartier populaire à l’approche des vacances scolaires, le moindre événement se répercute et prend de l’ampleur : l’absence de projets d’été hors de la cité pour la mère, la petite sœur et Nedjma elle-même, l’arrivée d’une cousine chez Yousra (Laetitia Kerfa), la voisine...La nouvelle, chevelure mi-longue et regard brun intense, libre  d’esprit et indifférente aux bruits qui courent, se prénomme Zina (Esther Bernet-Rollande, actrice expressive et affirmée  sans ostentation) et n’est pas du genre à se laisser impressionner par quelque meute improvisée ou bande organisée.

 

Au cours d’un atelier de musique de l’association du quartier, au terme d’un ‘blind test’ musical, Nedjma croise le regard de Zina. La première sent en elle un trouble inconnu jusqu’alors. Un émoi partagé par celle qui en est la cause. Bientôt une brève rencontre et un baiser furtif. Les prémisses d’un rendez-vous nocturne sur le toit de l’immeuble et la première nuit sous les étoiles à ciel ouvert d’une douce étreinte. Jubilation réciproque de courte durée pour notre héroïne fragilisée par le bouleversement émotionnel, bien vulnérable face aux ‘hostilités’ de toutes sortes mises en place par les bandes de filles.

 

Tous les coups sont en effet permis y compris les rixes et les corps-à-corps relayés par les rires mauvais, les sarcasmes et les injures (faire partie des ‘crasseuses’ en est une) pour pourrir une réputation, installer une rumeur  salissante ou isoler la mauvaise fille coupable d’homosexualité, même si le terme n’est pas utilisé.

 

Entre la copine de longue date Samar (Maya Zrouki), à la fois dégoûtée par ce désir  (impensable pour le groupe et la communauté imprégnée de culture hétérosexuelle) et dépitée d’en être exclue et Fatima, la mère (Fadia Bouanati), incapable de consoler la mélancolie de sa fille autrement que par la perspective de la rencontre prochaine avec ‘un beau garçon ramené à la maison’, Nedjma souffre de tout son être de la maladie d’amour. Elle en découvre les tourments et la solitude douloureuse. Au point d’entrer dans une transe qui fait bouger les objets autour d’elle, à la façon d’un ‘tremblement de terre’ (selon les mots de la réalisatrice). Un basculement de ce drame sensible du réalisme aux frontières du fantastique, jusqu’aux rives d’un amour impossible ?

 

Au risque du désir, des ‘hors-champs’ prometteurs

 

Caméra à l’épaule dans un lien ‘organique’ avec les pulsations profondes de sa frêle héroïne, la cinéaste alterne les séquences mouvementées pleines de fièvre et de violence alliant plans rapprochés et plans larges dans la claire lumière du jour, et les séquences nocturnes dans l’immensité du ciel protecteur surplombant les barres d’immeubles alentour aux rares fenêtres encore ‘allumées’, des nuits aux couleurs chaudes et chatoyantes au cours desquelles est saisie en plans fixes et prolongés la tendre et sensuelle complicité des amantes réfugiées sur le toit.

 

Marion Desseigne-Ravel ouvre ainsi un espace singulier à cet amour supposé impossible sans en éluder les limites. Elle met donc en scène avec finesse cette relation impensable pour la communauté et inouïe aux yeux des deux protagonistes, de Nedjma en particulier, puisqu’elle a la révélation d’un désir homosexuel. Et de son pouvoir de subversion. La réalisatrice ne se contente pas de mettre en évidence les phénomènes de harcèlement, le poids des réseaux sociaux et les effets dévastateurs des formations de meutes à caractère haineux. Elle joue subtilement de hors-champs, porteurs de rapprochements entre les sexes, capables de dynamiter les stéréotypes condamnant les filles et les garçons à des assignations figées.

 

A ce titre, outre la composition musicale de Romain Kronenberg et ses pointes de lyrisme à l’unisson du cœur battant de Nedjma (laissant Zina souvent hors champ manifester sa souffrance de la séparation par quelques sms lapidaires), la bande son mêlant différentes musiques et chants donne aux hommes la place et les voix qu’ils n’ont pas dans la fiction.

 

Il suffit d’entendre tour à tour les accents rauques du poète et musicien afro-américain Gil Scott-Heron fusionnant jazz, blues et soul, et la voix envoutante aux modulations déchirantes du compositeur franco-libanais Bachar Mar-Khalifé pour nous en convaincre : « Les Meilleures » , œuvre délicate et puissante, chante la promesse d’un amour transcendant les différences d’où qu’elles viennent.

 

Samra Bonvoisin

« Les Meilleures », film de Marion Desseigne-Ravel-sortie le 9 mars 2022.

 

 

Par fjarraud , le mercredi 09 mars 2022.

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