Le film de la semaine : « H6, l’hôpital du peuple » de Ye Ye 

Finalisé en 2019 -avant le déclenchement de la pandémie- , « H6, l’hôpital du peuple », de la jeune réalisatrice franco-chinoise Ye Ye, n’évoque pas le système mis sous tension par l’irruption du covid. La documentariste au regard attentionné  accompagne le parcours de soins de quelques patients durant leur séjour au sein du gigantesque hôpital numéro 6 de Shanghai, un établissement public recevant chaque année plus de deux millions de malades. Résultat de ce travail au long cours : un portrait sensible et singulier d’êtres humains résistants, chacun à sa manière, à la maladie, à la souffrance et au deuil, une photographie du ‘pessimisme joyeux’ caractéristique du peuple chinois aux yeux de la documentariste. Et, au-delà, un miroir grossissant de la mutation profonde du système de santé en Chine, entre engorgement des demandes de soins, poids de l’argent et de la performance, violence des inégalités sociales. A voir d’urgence.

 

Grandeur et misère de patients chinois en quête de réparation

 

Un hall aux proportions faramineuses, des panneaux géants pleins d’informations, une foule compacte levant les yeux pour les décrypter. Pour qui connaît les gares en Chine, à Shanghai en particulier,  la ressemblance est frappante. Une inscription en surimpression nous renseigne : il s’agit de l’entrée de l’hôpital numéro 6, entrée devant laquelle les malades, parfois venus de lointaines campagnes, parfois totalement novices en matière de réglementations administratives, convergent en masse. Après un vagabondage incertain, à l’image du chemin erratique emprunté par certains pour se repérer dans l’immense labyrinthe hospitalier, l’œil de la réalisatrice nous attache à quelques personnages singuliers dont les destins vont se croiser ici un moment, longtemps même. Avec attention et bienveillance, nous voici bientôt à leurs côtés. A l’extérieur où leurs proches attendent ou échangent. A l’intérieur dans les couloirs ou durant les courtes consultations avec des médecins en blouse immaculée observant les ‘dégâts’, exposant cliniquement et sans ménagement les avantages, les risques et les coûts d’améliorations éventuelles de l’état de santé de chacun. La nature des problèmes indique que nous nous trouvons sans doute dans un service de chirurgie osseuse traitant les petits (et grands) accidentés de la vie.

 

Des personnages battants aux destins différents

 

Manifestement Ye Ye choisit avec pertinence des patients qui se distinguent par leur génération, leur origine sociale (des paysans et d’autres citoyens modestes issus des classes moyennes) et de leur état de santé. Il y a ceux qui ne font pas de bruit, chuchotant l’un à l’oreille de l’autre, unis par des furtifs regards et gestes de tendresse, comme ce vieux couple qui paraît seul au monde au milieu d’un interminable alignement de lits dans une immense salle commine bruissant des voix des malades, des proches et des soignants mêlées. Non loin de là, un paysan au visage usé par les ans et la douleur (il s’est cassé la colonne vertébrale en tombant d’un arbre) est habité par un terrible dilemme : risquer une opération au résultat incertain et au prix exorbitant ou rentrer chez lui pour y finir ses jours auprès des siens. Nous repérons aussi un homme au comportement insolite, sous l’œil mi-amusé mi-bienveillant d’autres visiteurs assemblés dans la cour : il entonne à intervalles réguliers un drôle de chant et avance d’un pas allègre presque dansant. Il soutient en fait sa fille qui se remet d’une opération après un grave accident de la route. Un accident qui a coûté la vie à sa femme. Une mort de la mère que le père n’a pas encore révélée à l’adolescente en convalescence.

 

Serrée  dans les bras de son père une petite fille au regard inquiet laisse deviner mal emmaillotée d’un gros pansement une main très abîmée : elle a été écrasée par un bus tandis que l’enfant jouait dans la rue. Nous suivons aussi avec empathie la lente et laborieuse marche d’un homme, venu de loin pour atteindre la grande ville et l’offre de soins dont ne disposent plus les zones rurales depuis les importantes transformations, voulues par le pouvoir au début des années 90, du système de soin à l’échelle de tout le pays. Cet homme s’est cassé le genou et la fracture s’est mal solidifiée pendant tout le temps d’attente d’une solution médicale en ville (et la distance géographique à parcourir avec pour tout viatique une gousse d’ail entourant sa cheville). En dépit du diagnostic peu rassurant du chirurgien qui l’examine, notre homme ne se résigne pas et continue à faire face alors que une partie de sa mobilité est probablement perdue pour toujours.

 

A l’hôpital, violence sociale et immersion dans ‘les entrailles’ du peuple chinois

 

Fruit d’un long travail d’échange et de sympathie tissés avec des patients en séjour hospitalier, le documentaire nous imprègne de l’amour, de la tendresse et de la solidarité déployés pour affronter la douleur physique, la souffrance morale tout en gardant une forme de pudeur de la part d’un peuple, selon la réalisatrice, peu enclin à manifester ses sentiments. Nous voyons aussi –en explorant ces destins abîmés qui se croisent aux prises avec les rouages administratifs et techniques d’une médecine dite moderne attachée à la performance et à la rentabilité- l’extraordinaire capacité de résilience de citoyens ordinaires, de condition modeste, contraints de s’adapter à une société marquée par des transformations répétées et à grande vitesse.

 

Ye Ye choisit l’immersion prolongée sans commentaires en voix off ni explications des protagonistes ni interventions de sa part, laissant à l’expérience humaine (soutenue par quelque musique) le soin de nous éclairer,

 

Mais l’histoire récente des réformes entreprises pour transformer le système de santé à l’orée des années 90 se trouve ici mise en évidence de façon sous-jacente. En faisant disparaitre les structures sanitaires élémentaires existantes (gratuites, de qualité médiocre) en zones rurales (du village au canton en passant par le district), les autorités ont favorisé de fait une phase de développement d’offres de soins peu accessibles aux plus démunis avant de privilégier l’hôpital public en zones urbaines comme détenteur du monopole des offres de santé de qualité. Unique et premier point d’entrée d’un malade dans un parcours de soin, l’hôpital connaît ‘flambée des prix’, engorgement des demandes et accentuation des inégalités. En 2003, devant ces problèmes financiers, un premier système d’assurance maladie est mis en place. Il n’empêche : Carine Milcent, du Centre d’étude français sur la Chine contemporaine, dans  « Système de santé et accès aux soins en Chine » [2016], souligne encore l’absence de structures de proximité, le surcoût à payer pour les aides-soignantes et autres auxiliaires et les prix très élevés d’opérations complexes qui peuvent endetter à vie et ruiner des familles. D’où, en dépit d’une élévation indéniable de la qualité de la médecine, une accentuation des inégalités et une violence parfois explicite qui se manifeste entre le personnel soignant et les malades.

Ainsi « H6, l’hôpital du peuple », par l’amplitude de son observation et l’empathie profonde envers ses personnages, nous permet-il de découvrir certaines tendances majeures des bouleversements en cours dans la Chine d’aujourd’hui, tout en nous faisant ‘ressentir le pouls, entendre battre le coeur, vibrer  le corps‘ du pays, selon le vœu de la réalisatrice.

 

Samra Bonvoisin

« H6, l’hôpital du peuple », film documentaire de Ye Ye-sortie le 2 février 2022

Sélection officielle, Hors Compétition, Cannes 2021

 

 

Par fjarraud , le mercredi 02 février 2022.

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