Didier Clech : Libérer la parole des profs pour sortir de la soumission 

Dans son livre « L’école, pour une parole libre », Didier Clech, enseignant en école primaire pendant quarante ans et maître-formateur, analyse le système scolaire français. Le constat est sans appel, « l’école va mal ». Son analyse, basée sur son expérience personnelle, met en lumière les dysfonctionnements de l’éducation nationale. Les enseignants sont soumis selon l’auteur, et cela est dû à leur nature même d’anciens bons élèves et à l’organisation du système qui les maintient dans cette soumission. Éducation prioritaire, formation, IEN, conseillers pédagogiques, enseignants, tout y passe. Et ses propositions, loin d’être anodines, ressembleraient presque à un projet de programme politique. Le plus grand pouvoir des enseignants et enseignantes, toujours selon l’auteur, n’est autre que celui d’exercer leur droit à une parole libre, de relever la tête et d’arrêter de se soumettre.

 

L’école française, un modèle fondé sur la méritocratie ?

 

D’un point de vue strictement théorique, oui mais c’est un leurre. Le mérite ne suffit pas en France pour réussir.  Les enfants qui réussissent sont ceux qui, globalement, sont partis avec le plus de chance au départ, ceux qui sont nés dans des familles plutôt favorisées qui connaissent mieux le système, en profitent davantage, ont la langue de l’école et les mêmes habitudes et pratiques culturelles que celles favorisées à l’école. Pour les élèves issus de milieux populaires, c’est une course de haies. Et certains ne sont même pas dans le stade lorsque la course démarre. Notre école n’est donc absolument pas méritocratique. Le système est si pervers qu’il légitime la réussite de certains en affichant que tous disposent des mêmes moyens, des mêmes chances au départ. C’est ce qui est paradoxal, voire hypocrite, afficher vouloir la réussite pour tous et ne pas mettre les moyens pour que tous y arrivent.

 

Il existe pourtant une politique d’éducation prioritaire pour compenser cela, qu’en est-il ?

 

La charge de la difficulté est portée exclusivement par l’école publique, ouverte à tous et toutes. Solariser ses enfants dans des écoles privées est le moyen qu’a trouvé une certaine élite pour ne pas se « mélanger avec le peuple ». L’école doit être un lieu où tout le monde peut se retrouver, les écoles privées, fiancées par des fonds publics, empêchent cette mixité. Aujourd’hui on n’interroge plus ce financement, nous sommes restés sur la défaite de la querelle école publique-privées de 1983. Pourtant, il y a là un enjeu à réfléchir sur le mode de recrutement des élèves d’écoles privées soutenues financièrement par le bien public. Ce qui fait la France se construit à l’école, et cette école doit être le reflet de notre société.

 

L’éducation prioritaire a besoin de mixité, mais encore ?

 

Elle a besoin de moyens humains. Par exemple, des assistants d’éducation dans chaque classe qui seraient des étudiants se destinant au métier d’enseignant, un peu comme dans les écoles anglaises. Ils y gagneraient en connaissance de l’école en éducation prioritaire qui est loin d’être un enfer comme on peut parfois l’entendre. Il faut des personnels dans la classe afin de permettre aux enseignants de travailler en petits groupes. En maternelle, on connait l’importance de l’oral et la difficulté à mener ce genre de séances en groupe classe avec 25 voire 30 élèves. Aujourd’hui, c’est si compliqué de gérer un petit groupe et le reste de la classe en même temps que l’oral n’est pas assez travaillé. Du côté des effectifs aussi, il faut aussi réduire le nombre d’élèves par classe.

 

Blanquer aurait donc raison avec les GS, CP et CE1 dédoublés ?

 

Baisser les effectifs est une bonne chose, on ne peut le nier mais cela s’est fait au détriment des autres niveaux, et cela c’est moins bien. Focaliser sur la grande section, le CP et le CE1, c’est vraiment mal connaître l’école, et d’autant plus l’éducation prioritaire. Les choses se construisent très tôt, même avant trois ans. La focalisation du ministre actuel sur ces classes dénote de sa focalisation sur les apprentissages fondamentaux.

 

Les classes passerelles, dispositif transitoire entre le cercle familial et l’école, sont des dispositifs à développer sur les territoires défavorisés. Dans le Finistère, il n’y en a qu’une par exemple. Dans ces classes, les élèves sont dix à douze, il y a un enseignant et un éducateur spécialisé qui les accompagnent pas à pas, qui les aident à entrer dans le langage…

 

Et puis après le CE1 aussi, il y a besoin de petits effectifs afin de mieux accompagner les élèves, tout particulièrement en éducation prioritaire. Il y a là un véritable enjeu de société. Ces petits enfants se révolteront peut-être le jour où ils prendront conscience qu’ils ont été marginalisés et ce, dès leur plus jeune âge.

 

Dans votre livre vous expliquez que les enseignants et enseignants sont soumis et que c’est l’institution qui organise cette soumission. Qu’est-ce que cela signifie ?

 

D’une part, l’éducation nationale fonctionne de façon verticale, du haut vers le bas, du ministère aux enseignants en passant par l’inspecteur de l’éducation nationale (IEN). D’autre part, la trajectoire scolaire des enseignants en fait des personnes « scolaires », « de bons élèves » généralement. Lorsque j’étais formateur en INSPE, j’étais effaré du fait que les étudiants, enseignants en devenir, ne m’interpellaient jamais, et avaient très peu d’esprit critique. Ils étaient déjà « formatés ».

 

C’est donc tout naturellement que les enseignants ne se révoltent plus, qu’ils n’osent plus contredire des affirmations auxquelles ils n’adhérent pas, qu’ils n’osent plus s’opposer à des injonctions dont ils savent leur inutilité. Ce système fonctionne car personne n’ose plus parler librement d’ailleurs. C’est l’un des maux de notre société, nous sommes dans une société où les gens acceptent beaucoup de choses et n’osent plus s’opposer. Si les enseignants décidaient de libérer leur parle, ils auraient un pouvoir énorme. C’est un peu ce que j’ai tenté de faire avec ce livre, mais aussi lorsque j’étais encore en poste.

 

Vous n’êtes pas tendre avec les IEN, vous évoquez même une relation délétère entre eux et les enseignants. Pourquoi ?

 

Les inspecteurs ont deux rôles : un rôle de formateur, un rôle pédagogique et un rôle de gestionnaire des écoles qu’ils ont sous leur responsabilité. Comme je l’ai dit précédemment, les enseignants et enseignantes sont souvent soumis. Ainsi, de fait, l’inspecteur, qui joue un rôle d’évaluation pédagogique avec une incidence sur les carrières, est dans une posture d’infantilisation des PE. Alors certains sont bienveillants, je ne le nie pas, mais une part non négligeable use et abuse de ce pouvoir, ce qui engendre de la souffrance chez certains collègues. Lors de ma longue carrière, je n’ai eu que deux inspections où l’IEN m’a réellement considéré comme un adulte, comme un professionnel. Finalement, les enseignants n’en demandent pas plus, l’inspection doit être un moment d’échange entre professionnels sur des questions pédagogiques.

 

Selon moi, les IEN devraient garder la charge administrative de leur circonscription et laisser l’accompagnement pédagogique à ceux qui ont en l’expertise, les PEMF (Ndlr : professeur des écoles maitre formateur).

 

Vous allez à contre-courant de l’idée de directeurs d’école responsables hiérarchiques et d’IEN qui seraient à l’image des IA-IPR du second degré…

 

Le rôle pédagogique des inspecteurs est à interroger. On reproche souvent au CPC (ndlr : conseillers pédagogiques de circonscription) d’être déconnectés du terrain, alors les IEN avec cette double casquette – et la charge de travail qu’elle suppose, en sont d’autant plus déconnectés.

 

Selon moi, les inspecteurs devraient donc garder la responsabilité administrative des écoles de leur circonscription. Ils seraient épaulés par des enseignants qui souhaitent quitter la classe – car trop fatigués par le métier par exemple. Leur connaissance de l’école leur donnerait toute légitimité pour seconder les IEN. Je serai aussi pour la suppression des CPC qui sont surchargés de tâches administratives, ce qui est un réel gâchis. La charge de formation et d’accompagnement des enseignants devraient être sous la responsabilité des PEMF. Ils seraient dans leur classe à mi-temps, voir même trois-quarts du temps et en mission de formation initiale et continue le reste du temps. Leur connaissance des problématiques de l’école et leur pied dans la classe leur donneraient toute légitimité pour assurer ces missions. 

 

C’est une petite révolution que vous proposez

 

Je ne sais pas mais mes préconisations s’appuient sur un certain nombre de constats et cela dégage des perspectives nouvelles.

 

Finalement le mammouth, c’est le système pas les enseignants ?

 

C’est le fonctionnement même de l’éducation nationale qui est à repenser et pas seulement son organisation. C’est un système très vertical et surtout très lié au contexte politique. Trouvez-vous normal que chaque changement de ministre entraîne un changement de programme ? Que l’on demande aux enseignants de faire le contraire que ce qu’on leur demandait précédemment ? Chacun cherche à laisser son empreinte, il y a là une question d’égo. Un exemple récent. Un ministre qui décide d’une méthode de lecture ? Mais à quel titre ? C’est du dogmatisme, cela signifie qu’il n’existerait qu’une méthode pour apprendre à lire, c’est une aberration. Et c’est comme cela à tous les niveaux de la hiérarchie. Le ministre sait mieux que les enseignants, les IEN savent mieux que les enseignants. Cela touche à la dignité des profs, à quel moment tient-on compte de leur expertise ? Les enseignants ont un avis, une expérience dont on doit tenir compte. Autre exemple, la formation continue. On ne demande plus aux enseignants quels sont leurs besoins de formation mais on décide, au niveau du ministère, que cela sera des constellations en français et en maths. C’est complètement déconnecté, c’est une vision sclérosée de la pédagogie. Blanquer représente une pensée fossilisée, une pensée réactionnaire.

 

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda

 

Didier Clech, L'école. Pour une parole libre. L'Harmattan, ISBN 978-2-343-23736-7, 14€

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 19 janvier 2022.

Commentaires

  • Amytrezan, le 19/01/2022 à 17:39
    Bonjour,

    Ancien CPC comme M. Clech, je partage l’essentiel du ressenti décrit dans l’article. 
    J’ai défendu, bien sûr pour alerter, l’idée d’un moratoire de 5 ans sans réforme de l’Éducation nationale, au profit d’un appel à l’initiative de terrain ! Donner enfin de l’air à l’école !

    Je reviens sur l’idée de laisser aux IEN la seule charge administrative de leur circonscription, en laissant l’accompagnement pédagogique à ceux qui en ont l’expertise, les PEMF, accompagné de la suppression des Conseillers Pédagogiques de Circonscription. J’avoue avoir parfois, là encore pour alerter, avoir évoqué moi-même CPC, l’intérêt de cette disparition. Peut-être hélas, le seul moyen pour cesser l’enlisement administratif croissant des écoles, gérés par les Conseillers « Pédagogiques » de Circonscription ?

    Oui mais. Cette suppression des fonctions pédagogiques de circonscription, IEN et CPC, est exactement le souhait non assouvi jusqu’à présent, d’une partie de la droite, pour briser définitivement le « pédagogisme » qui résistent localement à toutes les directives ministérielles.
    A-t-on intérêt à laisser les MF sans réel contre-pouvoir, contre les excès ministériels de tout bord ? La question de la limitation pédagogique du ministère semble se pose aussi ? Comment ?
    Cordialement.

  • Amytrezan, le 19/01/2022 à 16:21

    Bonjour,
    Je rejoins le constat d’une profession soumise et celle d’un système qui pour lutter contre son inefficacité grandissante, s’est peu à peu organisé en accentuant cette soumission des enseignants.

    Je laisse à leurs auteurs la responsabilité de la thèse sociologique des anciens bons élèves devenus enseignants soumis… Fils d’enseignant puis enseignant et CPC, j’ai l’impression d’avoir été loin de la soumission…

    Une première explication à ce développement d’une posture soumise chez les jeunes enseignants, pourrait être celle du contexte éducatif qu’affronte l’enseignant aujourd’hui. La première compétence que les enseignants doivent développer chez leurs élèves n’est plus la liberté de penser, mais le respect du cadre. J’ai pu admirer l’abnégation des jeunes collègues à créer du cadre, là où ma naïveté de jeune collègue aurait été balayée par le groupe classe. La culture du pouvoir n’est pas que le fait de l’institution. Elle s’est développée sociétalement.

    La deuxième serait le contexte socio-économique très anxiogène dans lequel ont grandi ces jeunes collègues. La culture de la survie a pris le pas sur l’épanouissement comme projet de vie. Prendre le temps de penser est une activité propre aux sociétés de croissance.

    La troisième serait le passage, auquel j'ai collaboré, d’un contexte de pensée pédagogique de sens global,à une approche méthodologique visant des compétences, propre à une culture pragmatique, hélas souvent à courte vue. Autrefois, vous affrontiez un texte, un document en français, hist-géo, philo, sans aide méthodologique, de façon assez mystérieuse, intuitive (élitiste disions-nous) pour affronter un sens global. A partir des années 90, la « méthodologisation » a fait perdre peu à peu l’idée d’un enjeu de sens global, au profit d’une approche par micro-tâches, méthodologisées, micro-évaluables. La synthèse de sens n’est souvent plus nécessaire. Les élèves pensent moins le tout que ses parties.

    Les jeunes enseignants reproduisent aujourd’hui plus volontiers cette posture pragmatique souvent à plus courtes vues, et sont tout à fait perméables à une culture de la protocolisation généralisée dont raffole un système en posture d'hyper contrôle.
    L’objectif serait de retrouver une école toujours républicaine, mais consciente des limites de son hyper-contrôle (dont Blanquer n’est qu’une des manifestations), capable de relancer l’esprit critique, l’esprit d’initiative, d’imagination…
    Cordialement.


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