Le film de la semaine : « La Place d’une autre » de Aurélia Georges 

Amoureux de la tradition littéraire et cinématographique du style feuilletonnesque, férus de cinéma romanesque, adeptes des films historiques ou fans des séries d’aujourd’hui, réjouissez-vous ! « La Place d’une autre », en croisant les destins de deux orphelines en France pendant la Grande Guerre, comble toutes les attentes. Bien plus, Aurélia Georges, en transposant librement, avec sa coscénariste Maud Ameline, un ‘roman à sensation’ du britannique Wilkie Collins [‘The New Magdelen’, 1873], réactualise avec talent des codes et des genres à l’origine du 7ème art et réussit un mélodrame haletant aux résonances étrangement contemporaines. Outre les ressorts d’un suspense criminel et les pointes de lyrisme d’une épopée sentimentale émancipatrice –soutenue par la composition musicale de Frédéric Vercheval-, la fiction, dans l’épure de ses formes, explore la condition féminine et les antagonismes de classe au sein d’une société endeuillée, traversée par la violence et la haine comme des échos souterrains de la sanglante Guerre de 14 et d’autres conflits destructeurs de notre humanité.  

 

Une orpheline  pauvre déterminée à  conjurer le sort

 

Début 14. La terre est encore froide, les arbres gris dénudés et le ciel immense d’une blancheur crayeuse. Intérieur cossu d’une maison bourgeoise, rituel silencieux de l’heure du thé rompu par des bruits de voix fortes. Un plan d’ensemble pris de l’extérieur nous montre l’empoignade accompagnée de cris : une jeune fille est jetée dehors et s’éloigne à pas rapides, sa petite valise à la main. Ainsi s’en va, chassée sans ménagement, Nélie (Lyna Khoudri, interprète subtile et nuancée), un temps domestique, de nouveau livrée à la rue, aux coups de rein tarifés contre une porte cochère de quelque amateur bien mis des filles de rien.

 

Aussi lorsque l’occasion se présente, Nélie, farouche et déterminée, accepte de devenir infirmière auxiliaire de la Croix Rouge et rejoint le front (‘tu seras notre brancardière’).  Sans défaillir, elle accompagne les derniers instants de jeunes soldats inopérables d’une attention ou de la voix (en lisant mezzo voce la lettre d’amoure d’une fiancée à un mourant).

 

Elle lie connaissance avec Rose (Maud Wyler, jeu tendu aux modulations complexes) une autre jeune femme de riche extraction en tenue raffinée, agrémentée d’étoffes et d’un médaillon en pendentif, orpheline comme elle. Venue de Suisse, elle veut franchir les lignes de front pour trouver refuge et réconfort en Lorraine  auprès d’une tante veuve et sans descendance, laquelle pourrait lui assurer un avenir puisque l égarée est porteuse d’une lettre de recommandation de son père décédé.

 

Dans le baraquement de repli du petit bataillon de soldats français, plongé dans la pénombre, les deux femmes se couchent brusquement à terre pour échapper à un tir d’obus ennemi. Les éclats retombés et la fumée dissipée, Nélie voit le corps étendu de Rose, la blessure à la tête et le visage sans vie.

 

Le convoi militaire déjà parti les a laissées seules sur place. Quelques instants d’hésitation et Nélie endosse les vêtements et la cape, arrache le médaillon et prend les papiers (et la précieuse lettre). Une première mise à l’épreuve de sa nouvelle identité se présente avec l’arrivée d’un gradé allemand à qui elle raconte son ‘histoire’. Conséquence immédiate de ce hasard transformé en nécessité : elle dispose d’un laissez-passer au nom de Rose Juillet.

 

Nouvelle vie (de château), lectrice  auprès de la riche Eléonore

 

A son arrivée dans la grande demeure entourée d’un vaste parc boisé, presque une forêt, et agrémenté d’une variété de fleurs soigneusement entretenues par un jardinier dédié, Nélie prend ses marques avec précaution. Mais la maîtresse des lieux, dotée d’une domesticité abondante, Eléonore (Sabine Azéma, immense comédienne au jeu hypersensible) lui ouvre les bras avec confiance. L’orpheline affiche d’emblée son goût pour la littérature et les livres. Des livres qu’elle caresse dans la bibliothèque, premier lieu découvert avant de s’allongeant sur le tapis moelleux, au grand étonnement d’une servante venue lui signifier que sa chambre est prête.

 

Peu à peu la jeune femme est intégrée à la vie quotidienne de la maison, reconnue par la domesticité, estimée  par Julien (Laurent Poitrevaux, acteur au jeu sobre et juste), pasteur protestant et visiteur régulier,- un homme jeune visiblement attirée par l’intelligence et la beauté d’une personne au charme dénué d’ostentation. Mais c’est surtout Eléonore ,–au-delà des principes rigides d’une supériorité de classe la faisant renvoyer  sans états d’âme une petite servante ayant tenté de dissimuler une grossesse naissante-, qui se transforme sous nos yeux au fil des lectures dispensées à voix haute par sa fidèle ‘liseuse’ citant parfois la Bible et amoureuse de Victor Hugo de Villiers de l’Isle-Adam…Une amie littéraire et intellectuelle capable au retour du Temple de dire à celle qui l’a recueillie les raisons de son accord avec le ‘sermon’ du jeune pasteur invitant les fidèles à transcender le climat de violence et de haine par une attention simple à notre humanité dans les détails infimes du quotidien.

 

Ombres et lumière, révélations et trouble à l’ordre public

 

Au-delà de l’inspiration première puisée chez un écrivain britannique contemporain de Charles Dickens, nous sommes immergés avec terreur et ravissement dans une fiction criminelle à suspense empruntant autant aux écrits des auteurs français de « Fantômas » qu’à Louis Feuillade, premier adaptateur à l’écran [1913] des aventures de l’assassin masqué. Nous adhérons aussi  à un mélodrame à rebondissements multiples renouant parfois avec la dimension fantastique du cinéma de Georges Franju, lui-même admirateur de Feuillade (ainsi de la lente avancée du justicier Judex à tête d’oiseau filmé de dos au milieu d’une foule pétrifiée de mondains déguisés, dans le film éponyme sorti en 1963). Ou retrouvant l’atmosphère troublante chère au cinéma d’Alfred Hitchcock (ainsi de l’irruption de ‘Madeleine’ ressuscitant dans un halo de lumière verte au sortir de la salle de bain où Judy vient de parfaire sa ressemblance  au chignon près avec la ‘morte’ aimée par Scottie, le héros sujet au vertige de « Sueurs froides », sorti en 1958).

 

Sans trop déflorer les circonstances de l’irruption de la véritable Rose Juillet en pleine fête alors qu’une jeune femme chante un air de Gabriel Fauré accompagnée au piano par la maîtresse de maison, le parti-pris formel de la réalisatrice nous conduit aux frontières du fantastique, tant la vision de l’orpheline dépouillée de son identité marchant vers l’usurpatrice s’apparente à un retour d’entre les morts, une évocation saisissante qui rebat les cartes au-delà de toutes les règles sociales et juridiques alors dominantes.

 

Aurélia Georges et son directeur de la photographie Jacques Girault ne jouent pas d’une mise en scène virtuose à l’excès. Ils utilisent cependant avec habileté la restitution d’une époque où les lumières du jour entrent largement par les grandes baies vitrées d’une vaste demeure et mettent en évidence le chatoiement des tenues habillées et l’opulence de la décoration tout en accompagnant la profonde complicité affective entre Eléonore et sa protégée.

 

Pourtant, à la nuit tombée, les ombres du soir et les griffes du passé peuvent encore surgir des recoins d’une maison  faiblement éclairée par des lampes à pétrole et des bougies vacillantes. Alors, la folie et la violence, la tentation du crime pour réparer l’injustice ou les aveux  lancés dans un cri  rauque déchirent le silence feutré.

 

Logique du cœur, pouvoir émancipateur

 

Jusqu’au bout de cette fiction rocambolesque, entre mélodrame social et fable à la lisière du fantastique, jusqu’au dernier plan, la cinéaste nous tient la main et nous ouvre les yeux sur des réalités, d’hier et d’aujourd’hui, tout à fait dérangeantes. Tout en se gardant des pièges de la reconstitution historique, Aurélia Geoges suggère, outre la violence particulièrement meurtrière de la Grande Guerre, la peur constante à l’arrière, l’exacerbation des tensions et la dureté d’une société très hiérarchisée, en particulier pour les femmes seules d’origine modeste.

 

Les pointes de lyrisme (et les musiques additionnelles internes aux scènes), modulées par la partition original de Frédéric Vercheval, sont à la mesure du rêve secret d’une jeune fille venant de la rue et de la prostitution, ‘sauvée’ par son amour de la littérature, accrochée farouchement à l’idée d’échapper à une condition féminine d’humiliation, de soumission et de misère.

 

« La Place d’une autre », à rebours des conventions sociales et de l’ordre établi, -un ordre renforcé par les assignations à la solitude et au veuvage amplifiées par la Guerre faucheuse d’hommes-, focalise notre regard sur la mystérieuse relation d’attention et d’affection, nouée entre deux femmes d’origine et d’âge différents, à travers le temps du partage et la passion commune pour l’imaginaire littéraire. La fiction, transcendant les genres, atteint d’autres rives, plus intimes, plus bouleversantes. Dépassant  les interrogations sur les fondements de la justice et de la société corsetée d’alors, déplaçant les frontières entre vérité et mensonge, le film d’Aurélia Georges accompagne avec élégance l’affranchissement tardif d’Eléonore et la liberté naissante de Nélie. Comme la promesse d’une émancipation à transmettre aux jeunes générations (et spectateurs) d’aujourd’hui.

 

Samra bonvoisin

« La Place d’une autre », film d’Aurélia Georges-sortie le 19 janvier 2022

 

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 19 janvier 2022.

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