L'école primaire vue de ses coulisses 

Les coulisses sont-elles le meilleur endroit pour apprécier la pièce ? C'est pourtant le choix fait par Aksel Kilic qui livre dans un ouvrage (L'école primaire vue des coulisses, PUF) le récit d'une ethnologue infiltrée dans deux écoles. En sa qualité de professeure des écoles elle échange avec ses collègues, en salle des maitres ou lors d'entretiens personnels, et en tire les grands traits de ce que serait une culture professionnelle cachée. De ces discussions de coin de table elle tire des conclusions qui ne vont pas toutes faire plaisir à ses collègues. Elle montre que l'adoption de la loi Rilhac n'est que le premier round d'un rejet bien ancré de la hiérarchie. Le second round aura lieu dans les écoles où les directeurs à autorité fonctionnelle auront toujours besoin de la bonne volonté des enseignants. Elle montre aussi la perméabilité des enseignants aux stéréotypes sociaux. A coté du militantisme social de quelques uns, de nombreux professeurs des écoles (PE) partagent les stéréotypes défavorables aux familles populaires. L'affirmation la plus controversée sera peut-être celle d'une catégorisation ethnique des élèves comme outil d'explication des difficultés scolaires. C'est dire que la laïcité, valeur originelle de l'école, est regardée aujourd'hui par les enseignants avec méfiance tellement son utilisation politicienne la rend suspecte. Selon A Kilic, ce "vide" pourrait être comblé par un projet de lutte contre les discriminations. On mesure les ambiguïtés du monde enseignant mais aussi de l'auteure, à la fois collègue et traitre...

 

Histoire de coulisses

 

 "Les coulisses est la face secrète, hors de la vue du public" de l'école élémentaire. Professeure des écoles et ethnologue, Aksel Kilic travaille sur ces coulisses à travers sa propre expérience dans deux écoles (une Rep et une école plus privilégiée) et des entretiens avec une quarantaine d'enseignants. Pour elle, "les coulisses sont le off de l'école primaire, sa face moins légitime.. et sa voix qui s'entend en marge des discours institutionnels". L'ouvrage veut donner à entendre que les professeurs ne tiennent pas en public et qui, pour l'auteure,  sont constitutifs d'une culture professionnelle. Elle en tire trois champs constitutifs de cette culture professionnelle : le rapport aux parents, celui à la hiérarchie et le regard porté sur les "minorités visibles", comme on dit à l'éducation nationale. Pour ces trois domaines , une culture professionnelle cachée serait à l'oeuvre.

 

La loi Rilhac est-elle applicable ?

 

Commençons par le rapport à la hiérarchie. "La culture professionnelle informelle possède deux normes qui fondent la communauté des ses membres", écrit A Kilic. "Il s'agit de l'idée que la meilleure manière de se former est celle sur le tas, au contact du terrain et avec ses collègues"... La seconde norme... est la résistance à la hiérarchie". Cette hiérarchie s'incarne dans la personne de l'inspecteur (IEN) et du directeur. A Kilic raconte en détail ces réunions avec l'IEN où les enseignants font la démonstration de leur rejet en montrant ostensiblement à quel point ses propos sont sans intérêt. Même l'IEN dit trouver cette attitude normale ! Ce rapport à la hiérarchie éclaire d'une certaine lueur l'avenir de la loi Rilhac. A Kilic montre comment des directeurs jouent de la fonction dans des styles bien différents qui vont de l'autoritarisme au refus d'assumer son role hiérarchique. Elle montre comment des directeurs s'y prennent pour faire passer leurs décisions. Mais elle montre aussi comment les "adjoints" (les professeurs des écoles) s'y prennent pour renvoyer le directeur dans les cordes.

 

L'intérêt de ce chapitre est qu'il est publié au moment où la loi Rilhac est adoptée et où la majorité et la droite se félicitent d'avoir mis de l'autorité dans l'école grâce à "l'autorité fonctionnelle" du directeur. Ce que montre l'ouvrage c'est que la contestation de cette autorité est bien ancrée dans la culture professionnelle, c'est à dire l'identité des enseignants. Et qu'ils savent très bien comment annuler facilement cette autorité fonctionnelle. Autrement dit, après le 1er tour gagné laborieusement au Parlement, les tenants de l'autoritarisme dans les écoles ont des soucis à se faire. Le 2d tour va se gagner sur le terrain et pas avec du papier...

 

Discrimination sociale

 

Le second champ d'investigation concerne le rapport aux parents. La culture professionnelle consiste à les tenir à l'écart de l'école, d'autant que certains savent très bien peser sur les équipes. Mais A Kilic montre que tous les parents ne sont pas traités de façon identique. "Le bon professionnel doit connaitre certaines lois sociales, dont celle qi dit qu'un élèves issu des classes populaires et d'une famille vue comme dysfonctionnelle a de grandes chances de connaitre un décrochage progressif, voire un échec dans sa scolarité... Des signes comme les prénoms ou  la profession des parents intéressent les enseignants dans le jugement qu'ils vont avoir sur les élèves". En fait le livre montre surtout comment une directrice assez despotique joue des stéréotypes, même si ceux ci n'épargnent pas plus les enseignants que le reste de la société. A noter quand même l'engagement social d'une bonne partie des enseignants, notamment en Rep.

 

Ethnicisation des rapports scolaires

 

Dans ces familles, il y a celles des minorités. A Kilic étudie longuement le rapport des professeurs des écoles avec ces familles et leurs enfants. "Notre travail nous amène à affirmer l'existence de processus de catégorisation ethnique qui servent d'indices professionnels dans le jugement porté sur les élèves. Cette catégorisation existe indépendamment de la variable sociale", dit-elle. "L'utilisation d'explications ethniques pour analyser l'échec scolaire d'un élève reste cachée et n'a lieu qu'entre membres de la profession... Notre enquête de terrain montre qu'une norme très ancrée professionnellement  - l'indifférence aux différences - est déstabilisée. Tout en restant très vivace dans les représentations des professeurs des écoles, elle se transforme dans le quotidien avec une attention accrue aux appartenances ethnoculturelles des élèves. Lorsque ces appartenances ou particularisme sont analysés comme sources de défaut d'intégration à l'école et à la nation, et sont à l'origine de jugements scolaires négatifs, nous sommes bien en présence d'une ethnicisation des rapports scolaires. Cette ethnicisation conduit à des situations de discrimination et de racisme envers une partie des usagers de l'école". Et l'auteure continue en expliquant que la laïcité "n'est plus un rempart pour faire de l'école un espace neutre".

 

Une vision partielle de la réalité

 

La critique est violente. Non seulement les professeurs des écoles auraient des préférences sociales mais ils auraient des comportements racistes et discriminatoires. Et en plus ils les cacheraient bien.

 

Des travaux sur les stéréotypes ont déjà montré que les enseignants y sont sensibles comme les autres catégories de la population. Mais ce n'est pas à ce niveau que se situe A Kilic. Elle élève ces stéréotypes , qui s'expriment dans des discussions informelles, au rang de culture professionnelle. S'il faut prendre au sérieux bien des enseignements de ces travaux, ils ont aussi leurs limites. D'abord celle de l'échantillon qui est bien réduit et qui a dépendu des affectations d'A Kilic. Peut-on réellement tirer des généralisations pour un métier qui compte plus de 300 000 agents  d'un échantillon d'une quarantaine de personnes et de deux écoles sur 50 000 ? L'approche ethnographique prive aussi l'auteure de toute la dimension systémique des discriminations qu'elle dénonce. Regarder par le trou de la serrure ne donne qu'une vision partielle de la réalité.

 

François Jarraud

Aksel Kilic, L'école primaire vue des coulisses. La culture professionnelle informelle des professeurs des écoles, PUF, 2022, ISBN 978-2-13-082636-1, 23€

 

 

 

Par fjarraud , le mardi 18 janvier 2022.

Commentaires

  • stephan, le 18/01/2022 à 09:26
    sur le premier point étudié, le rejet de la hiérarchie: 
    1) on ne sait pas , à lire l'article, combien d'IEN ont été "étudiés". ( A priori, un ou deux) Or, pour un enseignant, le rapport à l'IEN change du tout au tout selon la personnalité de celui-ci.
    2) Un enseignant d'es écoles est confronté à deux réalités: il voit son IEN de très loin en très loin, et en est évalué une fois tous les dix ans... Construire une relation de confiance dans ces conditions est assez improbable.
    3) in fine, loi Rilhac ou pas, directeur autoritaire ou non, la seule réalité au quotidien du professeur des écoles est qu'il est seul maître à bord (avant Dieu, donc) dans sa classe .
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