Le film de la semaine : « Adieu Monsieur Haffmann » de Fred Cavayé 

Comment restituer à l’écran aujourd’hui le processus menant des citoyens ordinaires à la collaboration dans la France de Pétain, sous occupation allemande ? Depuis son premier long métrage en 2008 [« Pour elle »], Fred Cavayé conjugue des genres divers, du thriller au drame et à la comédie [« Le Jeu », 2016] mais c’est la première fois qu’il situe une fiction dans l’histoire récente, et douloureuse, de notre pays. Avec un objectif assumé : ‘traiter les salauds sous l’Occupation’ en faisant, selon ses termes, ‘un film de guerre en huis clos’. Aux antipodes de la libre adaptation de la nouvelle de Vercors, « Le Silence de la mer », le premier film de Jean-Pierre Melville sorti en 1949, mettant en lumière la résistance  imperturbable d’une jeune fille opposant son mutisme à la cour insistante d’un officier allemand, ‘amoureux ‘ de la culture française et installé dans la maison réquisitionnée que l’héroïne partage avec son vieil oncle. Plus de soixante après cette œuvre marquante, Fred Cavayé explore l’intimité forcée de trois personnages (Joseph Haffmann, joaillier, François Mercier son employé et Blanche épouse Mercier, ouvrière blanchisseuse) à Paris dans la période tragique où l’instauration d’un Etat collaborationniste, le renversement des valeurs républicaines et humanistes et la politique antisémite active de Vichy, prenant les devants de celle de l’occupant allemand, bouleversent de fond en comble le destin des protagonistes de « Adieu Monsieur Haffmmann ». Un film documenté et maîtrisé, qui donne à penser.

 

1941. Paris. Politique antisémite, pacte commercial et moral

 

Premiers plans intrigants centrés sur les jambes d’un homme qui marche au centre d’une rue pavée mais avec difficulté en raison d’un pied bot soutenu par un dispositif par dessus sa grosse chaussure. Il s’agit en fait de François Mercier (Gilles Lellouche, jeu troublant aux humeurs changeantes jusqu’à la veulerie) se rendant à son travail, la joaillerie Haffmann située sur les hauteurs de Montmartre. Joseph Haffmann (Daniel Auteuil, interprète impressionnant dans la sobriété et le retrait) y occupe un appartement aménagé au premier étage avec sa femme Hannah (Anne Coesens, présence sensible immédiate) et ses enfants.

 

L’incertitude subsiste encore alors quant aux conséquences concrètes sur le sort des Juifs après les premières décisions mises en place par Vichy (dès octobre 1940) créant une race juive, un statut des juifs et leur exclusion de la fonction publique, en particulier la justice et l’enseignement. C’est également le Maréchal Pétain qui ajoute, de sa main, au projet de loi d’interdire aux Juifs français,  les sièges ‘dans toute assemblée issue de l’élection’. Après la loi autorisant l’internement des Juifs étrangers, la loi du 7 octobre 40 décrète la dénaturalisation des Juifs d’Algérie. En juin 41, c’est encore le Maréchal Pétain qui exige que ‘les descendants des Juifs nés français ou naturalisés avant 1860’ soient inclus dans la loi qui durcit le statut des Juifs et leur exclusion de la Nation.

 

Dans le quartier de Montmartre, en tout cas, les Haffmann assistent à des arrestations de Juifs, embarqués, dit un témoin, pour aller dans des ‘camps de travail’, alors que le bijoutier fait tout de suite remarquer que les vieillards ainsi regroupés n’iront pas travailler mais subiront certainement un autre sort. Pas une minute à perdre. Par le biais d’un passeur grassement payé, Haffmann précipite le départ et la mise à l’abri de femme et enfants en zone libre avec promesse de les rejoindre le lendemain. Le temps de conclure un accord avec son employé Mercier : il fait passer le commerce avec signature officielle et ‘faux’ achat au nom du nouveau propriétaire. Un acte ‘ordinaire’, conforme à la loi de spoliation promulguée par Vichy le 22 juillet 1941 programmant la vente forcée de tous les biens des juifs (sauf habitation, meubles et effets personnels).

 

Le refus du même passeur, par  peur, de respecter sa promesse de favoriser le départ de Joseph Haffmann pour retrouver sa famille contraint ce dernier à se réfugier provisoirement dans la cave, sur proposition de Mercier, le nouveau propriétaire officiel.

 

Le huis clos de tous les dangers : commerce, trahison et perdition

 

Et Mercier prend la place du patron au-delà de ses rêves les plus fous. Une prise de pouvoir, de la cave au premier étage, sous le regard, tour à tour incrédule, conquis, et finalement effrayé jusqu’à l’hostilité ouverte, de sa jeune épouse Blanche (Sara Giraudeau, comédienne éblouissante au jeu nuancé et frémissant), laquelle a pourtant renoncé à son modeste emploi dans une blanchisserie pour profiter de la ‘belle vie’, offerte par la prospérité d’une joaillerie dont les créations attirent une clientèle de gradés allemands disposés à faire plaisir aux belles parisiennes fréquentées.

 

Renversement des rôles sociaux, brouillage des identités, revanche personnelle d’un homme ordinaire sur les injustices du sort (pied bot, absence de talent créatif, stérilité…), la fiction dans son manichéisme radical n’y va pas de main morte puisque François Mercier ira même jusqu’à pousser son épouse vers la cave et Joseph Haffman pour que ce dernier l’engrosse et que le couple satisfasse ainsi son désir d’enfant. Tandis que lui accepte de participer seul aux dîners dans des restaurants luxueux en compagnie des Allemands et de leurs amies françaises. Des soirées dont il revient titubant, ivre mort, en pleine nuit.

 

Pourtant, au sein de ce monstrueux ‘ménage à trois’, plusieurs grains de sable grippent la machine et déclenchent d’autres rebondissements profonds et intimes.

 

Tandis que la réputation  de Mercier pâlit auprès du commandant Jungër (Nicolal Kinski, à la froideur élégamment inquiétante) tant lui déplaisent les dernières broches grossières bricolées par le propriétaire, ce dernier se voit contraint de prier Haffmann de reprendre dans sa cachette ses créations au style raffinée qui enchantent la clientèle allemande. Haffman obtempère à regret, son travail ramène le sourire sur les lèvres des jolies filles maquillées et maniérées à outrance. Et les commandes allemandes affluent au fil des livraisons de pierres, volées aux Juifs, comme finit par le découvrir un Joseph scandalisé par pareille abjection…

 

Banalité du mal, figure lumineuse d’une prise de conscience

 

Sans lever le voile sur d’autres rebondissements réussis, nous pourrions croire que les masques tombent enfin. Mais c’est un autre processus que Fred Cavayé met au jour : celui qui conduit un citoyen ordinaire  plutôt sympathique à devenir, par glissements et compromissions successives, un ‘salopard’ (selon l’expression du cinéaste), prêt à tout pour sauver sa peau. De leur côté, Joseph Haffmann connaît aussi une métamorphose inattendue, mari fidèle, longtemps dans le refus d’une relation sexuelle utilitaire avec Blanche, il parvient à nouer avec cette dernière un lien unique d’affection et de respect mutuel sans ostentation ni pathos de mauvais goût. Le comédien Daniel Auteuil donne ici à son personnage une profondeur secrète à la mesure du jeu vibrant et généreux de Sara Giraudeau, sa partenaire et incarnation convaincante d’une prise de conscience irréversible.

 

Depuis « Lacombe Lucien » de Louis Malle [1974] ou « Monsieur Klein » de Joseph Losey [1976] jusqu’à « La Douleur » d’Emmanuel Finkiel [2017], le cinéma de fiction aborde de temps à autre les eaux troubles de la collaboration en France sous l’Occupation allemande.

 

Certains cinéastes explorent avec pertinence et justesse cette zone grise dans laquelle beaucoup d’individus se sont trouvés avant de basculer, pour certains (volontairement ou inconsciemment) dans le camp de l’ennemi. Depuis le documentaire de Marcel Ophuls, « Le Chagrin et la pitié », première enquête d’ampleur, centrée sur la vie quotidienne à Clermont-Ferrand élargie à l’Auvergne et au contexte de l’Occupation, pleine de témoignages inédits et d’images d’archives saisissantes, -un travail réalisé en 69, refusé par l’ORTF et sorti en salle en 71-, nous devrions savoir  (et voir, éclairés par le travail des historiens) de quelle force intérieure, de quelle détermination collective les résistants de tous horizons ont dû faire preuve pour lutter durant les ‘années noires ‘ contre la servitude et pour la libération de la France A sa façon contrastée, « Adieu Monsieur Haffmann ». met en évidence dans le contexte  pétainiste de l’Occupation nazie le lent et insidieux chemin d’un citoyen ordinaire, de l’idéal d’un bonheur personnel à la haine de l’autre, un individu pris dans les rets d’un asservissement et d’une idéologie mortifère. Un film salutaire.

 

Samra Bonvoisin

 

« Adieu Monsieur Haffmann » de Fred Cavayé-sortie le 12 janvier 2022

 

Pour organiser une séance du film avec vos élèves dans une salle proche de votre établissement : scolaires@parenthesescinema.com

 

Dossier pédagogique conçu par Anne Angles, professeure d’histoire-géographie

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 12 janvier 2022.

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