Le film de la semaine : « Twist à Bamako » de Robert Guédiguian 

Quelles images de fiction, dans le cinéma français contemporain, restituent-elles l’effervescence et le souffle libérateur inhérents aux indépendances des colonies françaises en Afrique sub-saharienne au début des années 60 ? Pourquoi un tel ‘black-out’ dans l’imaginaire cinématographique de notre pays sur l’histoire récente des ces territoires composant alors une partie de ‘notre’ empire ? Comment un cinéaste français peut-il évoquer les premiers temps de l’émancipation du Mali sans craindre de porter un regard ‘étranger’ sur la (brève et bouillonnante) période ‘révolutionnaire’ ? Robert Guédiguian, réalisateur engagé et ‘citoyen du monde’, se reconnaît au contraire immédiatement dans l’enthousiasme d’une jeunesse éprise de liberté, emportée dans le tourbillon dansant et chantant d’un ‘moment d’utopie’ sociale et culturelle. Et, porté par un humanisme irréductible depuis son premier film « Dernier Eté » [1981], il imagine (avec Gilles Taurand, son coscénariste) l’amour lumineux et fragile de deux jeunes maliens, tels des Roméo et Juliette, dépassés par les contradictions d’un temps nouveau, menacé par toutes les forces conservatrices. Par ce geste audacieux, aux résonances intimes et symboliques, Guédiguian réussit à travers « Twist à Bamako » une œuvre en empathie avec l’état d’esprit d’une jeunesse pleine de joie et de ferveur, tout en mettant au jour le choc entre la générosité du projet la dureté des réalités. Le chamboulement des us et coutumes, le chavirement des relations entre les garçons et les filles, les antagonismes de pouvoir. Une confrontation allant de l’euphorie à la tragédie incarnée par le destin terrible des amants intrépides. Et, nous le voyons à travers la diffusion limpide des couleurs vives et des musiques entraînantes bataillant contre les humeurs noires et les sombres desseins des fossoyeurs de la révolution, le cinéaste, adepte sans conditions de l’universalisme, au Mali comme ici, ne veut pas renoncer aux utopies aptes à transcender les vies abîmées et les rêves piétinés.

 

Sous le soleil de Bamako en 62, premiers pas de danse d’une jeune indépendance

 

Nous sommes au printemps 62, le jeune Mali [ex- ‘Soudan français’ depuis 1880 ayant ensuite formé avec le Sénégal la Fédération du Mali] vient de prendre son indépendance peu après le Sénégal en 1960. Et, comme plusieurs autres pays de l’Afrique sub-saharienne francophone, durant la même période, l’émancipation par rapport à la France et le chemin de l’indépendance se déroulent sous l’influence du ‘modèle socialiste’ dominant alors les mouvements de libération et le panafricanisme. Parmi les soutiens du régime de Modibo Keïta au Mali, Samba (Stéphane Bak, jeu énergique, comédien époustouflant), jeune militant, fils d’un riche commerçant polygame et petit-fils d’un vieux ‘sage’ adepte d’une interprétation stricte du Coran, ne ménage pas sa peine. Et il multiplie les déplacements auprès des paysans en sillonnant le territoire avec quelques fidèles camarades. Ses talents oratoires se déploient pour convaincre de la nécessité de partager terres et récoltes dans un discours de solidarité suscitant la réprobation des chefs de village et pour défendre le bien-fondé de ‘l’Etat socialiste’ naissant.

 

Quelques scènes d’exposition, parfois didactiques (sûrement nécessaires pour éclairer des spectateurs souvent ignorants, français notamment), nous montrent la vie quotidienne d’un quartier, de la capitale, petits et grands commerces, perpétuation de pouvoirs s’accommodant de privilèges  hérités du colonialisme, des oppressions anciennes, celles des femmes en particulier, toujours vouées aux taches domestiques ou cantonnées aux activités les moins qualifiées quand elles travaillent. Comme si le vent ‘révolutionnaire’ n’avait soufflé que dans certaines directions.

 

Pourtant, sur les pistes des dancing et des boîtes de nuit, du crépuscule à l’aube, les jeunes de Bamako, les garçons, bien ‘sapés,’ et les filles, bras nus, en jupes bouffantes aux colorations chatoyantes, dansent le twist et le rock venus d’Europe et d’Amérique. Tandis que les patrons de ces lieux scintillants d’étoiles lumineuses disent ‘ne pas faire de politique’, les jeunes révolutionnaires en herbe battent la campagne à bord de leur petite camionnette en reprenant à tue-tête le sourire aux lèvres ‘Belle, belle comme le jour’, le refrain d’un tube de Claude François. Et Samba, pour sa part, affiche sa ferveur : ‘Moi, je rêve en marchant’.

 

Amoureux subversifs au cœur des contradictions politiques

 

Au cours d’une campagne d’explications et d’échanges avec les habitants d’une région bambara, notre militant fervent rencontre Lara (Alice Da Luz Gomes, jeune actrice exceptionnelle à l’interprétation profonde). Entre Samba et Lara c’est le coup de foudre à la faveur d’une danse autour d’un brasier, une danse hybride  mêlant figures traditionnelles et mode occidentale. Un coup de foudre fiévreux et irréversible d’autant que la jeune femme fuit un mariage forcé et un époux pour lequel elle n’éprouve qu’une aversion sans retenue. Ensemble, les amoureux se montrent prêts à braver tous les interdits, préjugés familiaux, tabous sociaux, lois établies…

 

Et Samba, transfiguré par la puissance d’un sentiment inconnu jusqu’alors, prend conscience de la complexité des réformes politiques et sociales que le nouveau pouvoir et ses représentants s’efforcent de mettre en œuvre. Il fustige une réunion de potentats en train de se demander si la fête (et la danse) ne sont pas des facteurs de corruption de la jeunesse dont l’énergie a besoin d’être canalisée vers l’engagement collectif. Samba, furieux, dénonce la répression de certains citoyens manifestant leur colère contre des mesures jugées iniques. Il se retrouve exclu de cette réunion de ‘sages’ ! Nous percevons déjà l’opposition, aux yeux des hommes de pouvoir, entre le plaisir et la raison, la fête et la révolution, entre autres contradictions.

 

Bien plus, le couple interdit que forment Samba et Lara, femme officiellement mariée à un autre, devient peu à peu devant nous au fil d’un jeu de cache-cache de plus en plus périlleux, l’incarnation, magnifique et tragique à la fois, de la complexité d’un moment historique spécifique. Un temps encore révolutionnaire où les acteurs du changement souhaitent des réformes économiques et sociales profondes au-delà de la liquidation de l’héritage colonial. Ainsi Samba constate-t-il avec effroi que la réforme du code de la famille, à l’ordre du jour il y a peu, est toujours remis à plus tard. Et, avec ce report, la question de l’émancipation des femmes demeure alors quasiment impossible (et bien du chemin reste encore à accomplir jusqu’à aujourd’hui).

 

Aussi le cinéaste, inspiré par les clichés saisis alors par le photographe Malick Sidibé, choisit-il quelques arrêts sur images en Noir et Blanc figeant les couples joyeux en train de danser comme les traces préservées d’un présent disparu de sensualité et de bonheur fugaces.

Mais le temps reprend son cours inexorable et la prophétie optimiste de Samba concernant les mouvements d’indépendance dans d’autres pays d’Afrique (‘Un jour le ciel s’éclaircira’) paraît bien loin de se réaliser. Les nuages s’accumulent autour du couple d’amoureux clandestins, à la recherche d’un refuge pour elle (qui porte un enfant, que Samba accueille comme le leur sans en être le père), en quête d’un destin commun…

 

Beauté solaire et éphémère d’une époque d’utopie au Mali

 

Entre didactisme et bouffées de lyrisme, l’ode chorégraphiée à un amour impossible nous enchante même si nous comprenons trop tôt que les matins qui chantent ne sont pas pour demain au Mali en dépit de l’euphorie émancipatrice du début des années soixante. Une période historique charnière que Robert Guédiguian restitue dans son élan juvénile, ses impasses politiques et ses désillusions tragiques. Des contradictions communes à bien des projets de changements radicaux aux prolongements insoupçonnées jusqu’à aujourd’hui, tant les aspirations des jeunes générations, au Mali plus qu’ailleurs, se trouvent empêchées par les défaillances du pouvoir en place et la montée en puissance des agents du terrorisme.

 

Alors que plusieurs grands cinéastes d’Afrique noire ont exploré l’histoire de leur pays respectif depuis les indépendances, Robert Guédiguian est quasiment le seul cinéaste français à aborder cette période politique précise de l’histoire du Mali, plus de soixante ans après l’indépendance. Pour ce faire, il se voit contraint de tourner au Sénégal, à Thiès notamment (et non au Mali) avec une équipe artistique et technique franco-sénégalaise en langue française émaillée de quelques répliques en bambara. Un choix permettant, selon lui, de toucher un public plus large.

 

Le réalisateur marseillais quitte donc la cité phocéenne, le temps d’une plongée dans un moment crucial de l’histoire récente du Mali, ancienne colonie française. Sa mise en scène fluide et empathique en épouse les convulsions, de la lumière du présent pur aux noirceurs des illusions perdues. Mais les Roméo et Juliette de « Twist à Bamako », portés par une exigence d’égalité et de justice à l’orée des années soixante, impressionnent notre regard, ici et maintenant, par la flamboyance d’un amour subversif qui ne s’éteint pas.

 

Samra Bonvoisin

« Twist à Bamako », film de Robert Guédiguian-sortie le 5 janvier 2022

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 05 janvier 2022.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces