Le film de la semaine : « Memoria »  

Amoureux du fantastique surgissant au cœur du quotidien, fans des films de science-fiction et autres voyage spatio-temporels à la Stanley Kubrick, amoureux des œuvres troubles naviguant entre sommeil et rêve éveillé, hypnose et traversée des territoires de l’inconscient, « Memoria » vous ouvre ses portes. Prix du jury Cannes 2021, réalisé par Apichatpong Weerasethakul, cinéaste  et vidéaste thaïlandais, né en 1970 à Bangkok, déjà lauréat de la Palme d'or en 2010 pour « Oncle Bonmee ». En tournant pour la première fois en Colombie avec des acteurs aguerris venus de tous les horizons, il nous donne à voir et à entendre l’étrange expérience sensorielle et cérébrale de Jessica Holland (Tilda Swinton), arrivée à Bogota pour régler la succession après la mort de son mari. Mise en mouvement par une détonation perçue par elle-seule (et nos oreilles de spectateurs), sa quête de l’origine de ce ‘Bang’ cérébral se métamorphose sous nos yeux en une marche somnambulique de la capitale oppressante à un village reculé, de l’architecture citadine à la forêt épaisse et sa clairière à ruisseau en passant par la percée en montagne tunnel géant et lieu de fouilles paléographiques. Une odyssée sonore et visuelle, le voyage intérieur au bord d’un ‘autre' univers au fil duquel un être humain, à la fois aimant et réceptacle de ses propres souvenirs, de la mémoire d’autres peuples et d’autres temps, se dissipe littéralement devant nous en quelques plans stupéfiants d’invention et de grâce. Comme si, -envahis par les multiples sources sonores internes à l’image et hors-champ, plongés dans les strates de temps et pénétrés par les visions de la nature crépusculaire cadrée en plan large-, nous nous rapprochions alors de la beauté fragile et du mystère envoutant de « Memoria ».

 

La quête de Jessica à Bogota, du ‘Bang’ cérébral au son numérique

 

Un premier plan large et fixe dans la lueur grise rendant presque invisible la silhouette d’un corps allongé. Brusquement une détonation brève, sèche et puissante retentit et le corps se redresse brusquement comme électrisé par le phénomène. Jessica Holland (la grande Tilda Winton, jeu fluide, imperceptiblement changeant), réveillée en sursaut au terme de sa première nuit en Colombie,  terre encore étrangère (même si son mari décédé y cultivait des orchidées), se déplace dans les rues de Bogota à lentes enjambées sous une lumière du jour souvent sans éclat, assombrie par de brusques ondées qui tombent dru. A un carrefour, devant une foule attendant à une station, le temps du passage d’un autobus, un coup de feu (ou une autre ‘détonation’ ?) claque dans l’indifférence générale et la caméra quitte le plan large et immobile pour suivre en un travelling latéral le déplacement rapide d’un homme courant à toutes jambes. Comme pour signaler, de façon fugitive, l’atmosphère inquiétante et les menaces pesant sur la vie quotidienne d’un pays d’Amérique Latine moins systématiquement sans doute qu’en Thaïlande (où le réalisateur renonce pour le moment à tourner en raison de l’autoritarisme du régime).

 

Jessica, pour sa part, est obsédée par une quête sans garde-fou : trouver l’origine de l’explosion à répétition dans sa tête. Elle parvient enfin jusqu’au studio d’enregistrement et de fabrication d’un compositeur sonore en numérique nommé Herman (Juan Pablo Urrego).  Elle décrit en ces termes la nature du ‘Bang’ qu’elle est seule à entendre : ‘une boule de béton qui tomberait dans un puis de béton entouré d’eau salée’. A tâtons, par d’infimes variations des nombreuses manettes de son clavier géant, Herman tend vers la parfaite reproduction du son en question. Pourtant, quelques pérégrinations plus tard, dont le détour par un concert en chambre d’une poignée d’instrumentistes (violon, saxophone, contrebasse et batterie) à la musique pleine d’énergie communicative, notre enquêtrice doit se rendre à une drôle d’évidence : de retour au studio, personne ne connaît de compositeur répondant au nom d’Herman.

 

Elle visite à l’hôpital sa sœur  Karen (Agnès Brekke) souffrant d’une maladie inconnue paraissant liée à son intérêt théâtral pour les us et coutumes d’une tribu amazonienne. Elle rencontre en chemin Agnès (Jeanne Balibar, apparition prégnante) une chercheuse en paléographie, passionnée par l’étude d’une population préhistorique dont les restes, retrouvés à l’occasion du creusement en cours d’un tunnel dans la montagne, présentent des trous dans les crânes exhumés supposant l’habitude rituelle de permettre ainsi aux âmes des morts de s’échapper.

 

Enchevêtrements sonores, strates temporelles, dépérissement de la réalité

 

Au cœur du chantier  des fouilles (et du travail de percée du tunnel gigantesque), à Pijao où Agnès l’incite à se rendre, Jessica entend toujours, par intervalles, retentir l’explosion intérieure. Pourtant une imperceptible évolution se produit en elle et nous la voyons s’ouvrir à d’autres sons, à des sensations inédites comme si elle se détachait de son corps pour recevoir des signaux visuels et sonores émis par d’autres, transmis par la forêt environnante et la rivière ruisselante toute proche. Dans une clairière, elle tombe sur un homme occupé à nettoyer des poissons en un geste  répétitif et ritualisé. Elle reconnait en lui Herman (Elkin Fiaz) vieilli (comme si trente ans étaient passés). Il est bien difficile (et indélicat par respect pour les futurs spectateurs) de décrire l’extraordinaire processus engendrée par ses retrouvailles traversant le temps et l’espace. Du silence et des ‘banalités’ inaugurales, (comme la reprise d’un échange familier) dans le calme de la clairière où l’homme s’allonge et tombe en catalepsie les yeux mi-clos, la main posée sur le ventre dans une immobilité du corps semblable à celle d’un mort puis se relève comme au sortir d’un drôle de sommeil chargé de lourds secrets. Jusqu’à cette séquence d’une inquiétante étrangeté au cours de laquelle tous deux, dans une pièce aux larges baies vitrées enregistrant les variations lumineuses et climatiques, assis chacun d’un côté d’une table, cadrés en plan large et fixe, se tiennent droit seulement reliés par leurs mains tendues et nouées au dessus de ladite table. Tous deux entièrement traversés par les sons de toutes natures, voix anciennes, vociférations présentes de combattants, bruits de mitrailles et explosions guerrières, murmures grésillant comme traces d’enregistrements d’archives…Et sur le visage de la femme tout de pâleur diaphane et de traits presque effacés un souffle différent et des larmes peut-être. Dans le silence de leur présence et le chevauchement des sonorités aux sources indéterminées demeurées hors-champ. 

 

La disparition d’un femme, l’émergence d’un monde ‘autre’

 

A nous spectateurs d’imaginer les fondements d’une métamorphose aussi saisissante. Une expérience hors-normes menant un être humain, de sexe féminin, sans attache ni lien avec le monde extérieur, dans un premier temps en errance sur une terre étrangère et entièrement obnubilée par une déflagration intérieure, et devenant,  au fil de sa marche au pas glissant de plus en plus léger à travers les accidents du paysage colombien, un réceptacle d’autres aventures humaines passées et présentes, au-delà des siennes propres au point de ‘prendre sur elle’ des peines et des joies, des tourments qui la dépassent.

 

Apichatpong Weerasethakul, admirateur de « Vaudou » [1943], a donc choisi en connaissance de cause : son héroïne porte le même nom que celle inventée par Jacques Tourneur. Et la Jessica Holland imaginée par le cinéaste thaïlandais et interprétée magistralement par Tilda Swinton porte ses pas (et les nôtres) entre les strates du temps, les vivants et les morts, les mémoires enfouies, les blessures vives. Et elle nous laisse gorgés des bruissements du monde, confrontés à une succession de plans d’ensemble de cieux striés des dernières traces brillantes d’une nuit imminente. Ainsi va « Memoria », fiction éblouissante,  transcendant la poésie et la science,  au point d’opérer un déplacement inédit dans notre perception sensible de l’univers.

 

Samra Bonvoisin

« Memoria », film de Apichatpong Weerasethakul-sortie le 17 novembre 2021

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 17 novembre 2021.

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