Philippe Meirieu : Clivage... 

« Progressistes / conservateurs », « jacobins / girondins », « républicains / démocrates », « soixante-huitards / anti-soixante-huitards » etc. Les clivages traversent le champ éducatif et les pédagogues sont souvent sommés de se déterminer par rapport à eux. Si certains de ces clivages sont utiles pour permettre de se saisir de problématiques vives, ils ne paraissent pas vraiment satisfaisants. Philippe Meirieu entame cette réflexion dans un nouvel article de son « Dictionnaire inattendu de pédagogie » (ESF Sciences Humaines). Le dictionnaire vient de paraitre. P Meirieu le complète avec ce premier article, sur les clivages, confié au Café pédagogique. Tous les mois, un article supplémentaire sera mis en ligne sur le site d’ESF-Sciences humaines, avant peut-être une nouvelle édition enrichie… Mais revenons aux clivages. Philippe Meirieu dégage une ligne de clivage qui lui paraît fondatrice : celle qui sépare, d’un côté, ceux et celles qui « essentialisent » les individus et les enferment dans leur origine, leur appartenance sociale ou communautaire, leurs symptômes ou leur niveau de développement… et, d’un autre côté, les pédagogues qui refusent d’identifier un sujet à une quelconque représentation qui se donne comme définitive et parient toujours sur le fait qu’ils « débordent » toujours les images que l’on en a. Un débat qu'il continue ce soir avec Laurence De Cock à la librairie Le Genre Urbain (rue de Belleville à Paris) à 19h 30.

 

 

CLIVAGE (m. m.) : substantif issu du verbe « cliver », lui-même probablement dérivé de la racine indo-européenne gleubh- puis du grec gluphein qui renvoyait à l’action de « couper au couteau ». Le terme semble apparaître au XVIe siècle dans l’industrie diamantaire néerlandaise avant de s’imposer dans le domaine de la minéralogie pour désigner le résultat de l’action de fendre un minéral en séparant ses couches lamellaires. Il est rapidement utilisé dans des sens dérivés en médecine et en biologie avant d’être employé dans un sens figuré en psychologie où l’on parle, au XIXe siècle de « clivage du moi ». Il désigne, plus généralement, ce qui détache, scinde, sépare et divise. En matière idéologique, un « clivage » ne recouvre pas nécessairement une opposition identifiée mais renvoie plutôt à des paradigmes – ou conceptions – qui peuvent rester implicites.

 

Je me suis souvent demandé pourquoi le « pédago » que j’étais se retrouvait régulièrement, lors de discussions informelles et au hasard de ses rencontres, dans une sorte d’affinité précritique avec certains de ses interlocuteurs, au point d’avoir le sentiment de partager avec eux des convictions dont, pourtant, nous n’avions pas encore dit un traître mot… Et, à l’inverse, je me suis souvent inquiété de ressentir, à l’occasion d’échanges sur des sujets pourtant apparemment fort éloignés des questions éducatives, une sorte de malaise face à des comportements ou à des propos qui me paraissaient confusément contraires à mes engagements et à mes valeurs. […]

 

Conservateur et progressiste à la fois !

 

Malgré l’incontestable facilité que cela représenterait, il m’est résolument impossible de choisir, aujourd’hui, entre le qualificatif de « progressiste » et celui de « conservateur ». Je crois, en effet, que tout éducateur a l’impératif devoir de transmettre aux enfants – qui naissent infiniment démunis, sans maîtriser les comportements et les savoirs qui leur permettraient de survivre et d’habiter le monde – le patrimoine linguistique et social, culturel et artistique dont il est dépositaire. C’est pourquoi je me veux et je m’assume résolument « conservateur ». Je suis convaincu qu’il me faut offrir à ceux qui ont en charge de construire l’avenir ce que le passé nous a laissé de meilleur. Il faut, en effet, que chacun d’entre eux s’approprie ce patrimoine en un métabolisme singulier grâce auquel il pourra s’inscrire dans ce monde et le prolonger. Toute « éducation » – aussi émancipatrice puisse-t-elle se prétendre – qui prive nos enfants de l’accès à une culture exigeante est une « éducation du vide » ; relève de l’abandon et de la non-assistance à personne en danger… Mais cet attachement fondateur aux formes les plus élevées des créations humaines ne signifie nullement que j’entends y enfermer celles et ceux à qui je les transmets : tout au contraire, mon rôle est d’engager les nouveaux venus dans une dynamique qui leur permettra, non seulement d’exercer leur droit d’inventaire, mais aussi d’imaginer et de créer, de se dépasser eux-mêmes pour « renouveler le monde », selon la belle expression d’Hannah Arendt. En réalité, je ne suis conservateur que parce que je suis profondément progressiste, mais je ne peux être progressiste que parce que je suis un conservateur scrupuleux… […]

 

Ni « républicain », ni « démocrate », « pédagogue » !

 

Est-ce dire alors que je me reconnaîtrais plutôt dans l’opposition entre « républicains » et « démocrates » ? On pourrait d’autant plus le croire que les médias ont usé et abusé de l’opposition entre « pédagogues » et « républicains », laissant même supposer parfois que le pédagogue constituait l’archétype du « démocrate » et nourrissait une détestation profonde pour la République. L’affaire s’inscrit dans une longue histoire et remonte, au moins, à Tocqueville. Mais, pour en comprendre les enjeux contemporains, il faut se référer au texte de Régis Debray, paru en novembre 1989 dans Le Nouvel Observateur sous le titre « Êtes-vous démocrate ou républicain ? ». Le philosophe y oppose, en une rhétorique brillante et implacable, le modèle républicain français au modèle démocrate anglo-saxon. A ses yeux, le premier s’assume comme un régime politique impliquant des citoyens qui disposent des mêmes droits alors que le second donne la priorité à l’économie, ne considère les personnes qu’en tant que producteurs ou consommateurs et tolère, voire exalte, toutes les formes de particularisme. La République promeut le civisme et place la mairie au centre du village ; les démocraties, elles, prêchent le moralisme et organisent la vie collective autour du drugstore. La République se construit sur des principes alors que les démocraties agissent de manière purement pragmatique. La République structure la Nation autour du bien commun alors que les démocraties laissent les communautés se disputer le pouvoir… […]

 

En matière éducative, l’opposition est tout aussi radicale : « La République, dans l’enfant, cherche l’homme et ne s’adresse en lui qu’à ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie flatte l’enfant dans l’homme, craignant de l’ennuyer si elle le traite en adulte. Nul enfant n’est comme tel adorable, dit le républicain, qui veut que l’élève s’élève. Tous les hommes sont aimables parce que ce sont au fond de grands enfants, dit le démocrate. Cela peut se dire plus crûment : la République n’aime pas les enfants. La démocratie ne respecte pas les adultes. » C’est pourquoi la République arrache les enfants à leur famille pour les instruire dans une École où ils doivent faire le dur apprentissage de la rationalité, tandis que, dans une démocratie, on ne rêve que d’une chose : que l’école soit un prolongement « naturel » de la famille et le lieu de « l’épanouissement affectif » de l’enfant. […]

 

Mais une République qui veut « élever ses enfants » et cherche à « s’adresser en eux à ce qui doit grandir » a-t-elle la moindre chance d’y réussir en « abolissant l’enfant » et en « décrétant l’adulte » ? En réalité, et malgré le caractère séduisant de ce volontarisme, on ne fait pas plus reculer l’infantile – où règne le caprice narcissique – en l’ignorant qu’en le flattant. Régis Debray a raison de fustiger celui qui le courtise, mais il a tort de croire qu’il suffit de l’oublier : il faut « travailler avec » pour permettre au sujet de s’en dégager. Car, ne s’adresser qu’à « l’adulte en l’enfant », c’est laisser l’infantile inchangé et favoriser le développement de quelques capacités d’imitation ou d’adaptation purement stratégiques. C’est laisser l’enfant enkysté dans ses caprices et faire de lui, au mieux, un « singe savant » soumis à l’adulte qui s’impose à l’extérieur de lui quand il faudrait, au contraire, qu’il apprenne à faire émerger l’adulte en lui… […]

 

« Jacobin » sur les fins, mais « girondin » sur les moyens…

 

Mais ne nous décourageons pas ! Il reste encore quelques oppositions à explorer. On pourrait, par exemple, se demander si la ligne de partage – celle qui me fait reconnaître, au-delà des différences d’appréciation et des positionnements institutionnels, mes véritables « compagnons » en pédagogie – ne passe pas entre une « sensibilité jacobine », qui voit dans l’éducation une « affaire d’État », pilotée de manière centralisée afin de garantir une stricte égalité de traitement entre tous les individus sur tout le territoire, et une « sensibilité girondine », qui entend faire confiance aux acteurs locaux pour être au plus près des besoins des personnes. Les « jacobins » peuvent, d’ailleurs, être plutôt « conservateurs » – les yeux rivés sur le modèle de « l’école traditionnelle » – ou « progressistes » – rêvant de tout piloter par le management et l’« obligation de résultat » – ; ils peuvent aussi être plutôt « républicains » – attachés à un enseignement collectif réunissant des enfants d’origines diverses – ou « démocrates » – partisans d’une « école sur mesure » et d’une individualisation systématique… De même pour les « girondins » qui peuvent s’appuyer sur le « local » pour résister aux velléités réformatrices de l’État ou, au contraire, vouloir libérer les initiatives pour promouvoir l’innovation, se revendiquer d’une vision « traditionnelle » de la pédagogie ou tout miser sur le numérique…

 

Là encore, pourtant, je me refuse à choisir. Je reconnais pleinement à l’État ses droits – et, plus encore, ses devoirs – en matière éducative. À lui de garantir que les finalités de l’éducation définies par les représentants du peuple sont mises en œuvre, de manière exigeante, par toutes les institutions et sur tous les territoires. À lui de procéder à une distribution équitable des moyens pour que les acteurs de terrain puissent atteindre les objectifs qui leur sont fixés. À lui de vérifier que tous les citoyens bénéficient d’un même service public de qualité… Et je partage, de plus, avec les « jacobins » une réelle méfiance à l’égard d’un éloge systématique des « territoires » qui peut facilement basculer dans le culte des particularismes, voire dans une mystique de « l’enracinement » et un repli communautaire…

 

Mais, pour autant, je ne peux accepter que les acteurs de terrain soient relégués aux rôles d’exécutants dociles, en contradiction complète avec les finalités émancipatrices que j’assigne à l’éducation. Je suis profondément convaincu que rien ne peut se faire de réellement constructif sans leur mobilisation, leur investissement et leur inventivité. […]

 

Soixante-huitard… oui, mais lequel ?

 

Reste une opposition, qu’on trouve encore ici et là, entre celles et ceux qui se revendiqueraient de l’héritage de Mai 1968 et celles et ceux qui ne verraient dans ces événements qu’une errance libérale-libertaire, l’exaltation d’un individualisme ravageur dont il conviendrait de se débarrasser au plus vite. Et peut-être, après tout, pourrait-on voir effectivement dans les soixante-huitards, ces enfants gâtés du baby-boom, les véritables parrains du « pédagogisme » ? N’ont-ils pas prôné la libération de tous les désirs et le refus de la moindre autorité verticale ? N’ont-ils pas promu le spontanéisme autogestionnaire et la libre exploration du monde dans une horizontalité radicale ? Ne trouve-t-on pas chez eux la matrice même des idées funestes de ces pédagogues qui sont censés avoir détruit l’école ? « L’élève au centre », « constructeur de ses propres savoirs », n’est-ce pas le résultat de Mai 68 ? Le refus d’imposer une culture toujours décrite comme asservissante et, plus globalement, le renoncement à toute contrainte, n’est-ce pas la conséquence du fameux « il est interdit d’interdire » ? Les pédagogues ne seraient-ils pas – et moi le premier – de vieux complices nostalgiques d’une révolution ratée ?

 

Une telle interprétation est fausse sur tous les plans. […] Mais accuser les pédagogues d’être les chantres de l’idéologie soixante-huitarde témoigne surtout d’une ignorance complète de l’histoire de la pédagogie. C’est oublier que Jules Ferry lui-même avait, en 1880, au moment de la création de l’École de la République, promu ces « méthodes nouvelles qui consistent, non plus à dicter, comme un arrêt, la règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver ; [elles] se proposent avant tout d’exciter et d’éveiller sa spontanéité, pour en surveiller, en diriger le développement normal, au lieu de l’emprisonner dans des règles toutes faites auxquelles il n’entend rien. […] Car, quand, au lieu de la férule, l’homme apparaît, voilà l’éducateur ! ». Et que dire de tout le mouvement de l’« Éducation nouvelle » apparu dès la fin du XIXe siècle et qui se structura au Congrès de Calais en 1921 ? Réunis par la même volonté de construire un monde délivré de la barbarie, les fondateurs de la Ligue Internationale de l’Éducation Nouvelle y proclamèrent leur volonté commune d’une éducation qui s’inscrive résolument sous le double signe de l’émancipation et de la solidarité. […]

 

C’est dire que, s’il a pu exister une rencontre tangentielle entre la tradition pédagogique et l’idéologie soixante-huitarde, quelques alliances plus ou moins avouées dans l’exaltation du moment et la volonté partagée de « changer le monde »… ce qui structure l’engagement pédagogique et en fait la spécificité ne peut nullement être assimilé à la vulgate libérale-libertaire qu’on associe à Mai 68. Et ce n’est pas parce que certaines initiatives, que j’ai qualifiées d’« hyperpédagos » , mettent aujourd’hui en avant une forme de spontanéisme naturalisme, qu’on peut oublier que les grandes figures de la pédagogie au XXe siècle que furent Célestin Freinet et Fernand Oury ne cessèrent d’insister sur la structuration du collectif et la construction du commun. Et c’est bien, pour ma part, parce que je reste, à leur égard, dans une posture de « fidélité critique » que je me refuse à faire de la complicité soixante-huitarde le signe de ralliement d’une véritable solidarité pédagogique. […]

 

Une hypothèse, enfin !

 

Finalement, à quoi se résument les arguments de nos adversaires ? Au « réalisme » ! Le réalisme entendu d’abord banalement comme le contrepoint nécessaire de nos songeries utopiques : « Vous voulez transformer le monde par l’éducation, mais c’est impossible ! L’humanité est régie par l’égoïsme et les rapports de force ! Vous voulez ennoblir les humains, mais vous oubliez que, derrière tous les masques d’ange, il y a la gueule de la bête ! L’éducation, la prévention sont de belles idées, mais ce sont des vœux pieux. Jamais les sociétés humaines ne pourront se passer de la compétition, de la sanction, de la répression et de l’exclusion. En réalité, elles ne fonctionnent même qu’à cela ! »

 

Rien d’extraordinaire ni de très nouveau dans ce réalisme-là : une idéologie comme une autre, mais à laquelle il est vain d’opposer son contraire. Rousseau n’a pas convaincu Voltaire et l’optimisme de Pangloss reste rédhibitoire : son ridicule tue, à coup sûr ! Mais voilà que, depuis quelque temps déjà, ce réalisme, sans doute inquiet de sa fragilité théorique, se veut « scientifique ». Jadis, il mesurait les crânes pour légitimer l’esclavage ; aujourd’hui, il teste à tout va pour légitimer les « différences ». Il révèle ainsi, à son insu, son principal ressort : l’essentialisation des humains.

 

Car voilà le vrai clivage : il sépare les pédagogues de celles et ceux qui réduisent les sujets à l’une ou l’autre de leurs caractéristiques, qui les chosifient et les enferment, les classent en catégories de toutes sortes et les considèrent comme définitivement définis par ce qu’ils savent d’eux ou ce à quoi ils ont délibérément décidé de les réduire. Réduction intolérable, bien sûr, quand il s’agit du genre, de la « race » ou d’une quelconque caractéristique physique. Mais réduction tout aussi inacceptable quand un être est ramené à sa filiation, sa classe sociale, son appartenance communautaire ou même sa fonction. Réduction insupportable quand un sujet est identifié à ses actes, fussent-ils terriblement graves, et qu’on l’enjoint ainsi à devenir prisonnier de lui-même… Et le phénomène de réduction est d’autant plus grave quand il essentialise un enfant – être inachevé par excellence –, qu’on l’identifie à ses symptômes, qu’on l’enkyste dans ce qui n’est qu’un moment de son développement, qu’on le fige dans un qualificatif auquel il ne pourra plus échapper et dont il va faire son identité.

 

En revanche, c’est bien parce que je n’identifie pas un élève à son « niveau » ou à la faute qu’il a commise que je peux engager avec lui une interlocution pour lui permettre de se dépasser ou de s’amender. Et il en est de même pour toutes les formes de réduction et d’essentialisation : ainsi ai-je parfaitement le droit de désapprouver le port du voile par une femme, mais je n’ai pas le droit de réduire cette femme à son voile, pas plus que je ne peux réduire quiconque à ses opinions ou à sa fonction. Cette distinction est fondatrice. Elle signifie : « Je suis prêt à engager un échange avec toi car je parie sur notre capacité réciproque à nous parler, à nous entendre, à construire quelque chose ensemble sans nous laisser enfermer dans des stéréotypes… Ni toi ni moi ne sommes réduits à des images, enfermés dans des identités indépassables. En toi comme en moi, il y a un débord et là, au moins, nous pouvons nous rencontrer. » […]

 

Philippe Meirieu

 

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Sur le Dictionnaire inattendu de pédagogie

Philippe Meirieu, Dictionnaire inattendu de pédagogie, ESF Sciences Humaines, ISBN 2710144352, 26€.

 

Philippe Meirieu débat de ces questions avec Laurence De Cock ce mercredi à la librairie Le Genre Urbain (rue de Belleville à Paris) à 19h 30. Retransmission en visioconférence et inscription ici.

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 10 novembre 2021.

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