Serge Petit : Sur "L’ouverture mathématique à la maternelle et au CP" 

"Les propos tenus dans cet ouvrage portant sur le nombre sont dignes de ceux que nous avons déjà critiqués dans ces colonnes, confondant nombre et quantité, donnant la primauté à la suite des noms de nombres, préconisant les principes de Gelman (sans le citer), principes fondateurs du comptage numérotage dont Rémy Brissiaud, entre autres, a démontré la nocivité". Non sans malice, Serge Petit, professeur de mathématiques honoraire de l'ESPE d’Alsace, analyse la dernière publication injonctive du conseil scientifique. Ecoutons le.

 

Les auteurs

 

Le Ministère de l’éducation nationale et son Conseil scientifique publient un document d’une quinzaine de pages intitulé "L’ouverture mathématique à la maternelle et au CP".

 

Ce document a été essentiellement rédigé, sous la gouverne de Stanislas Dehaene. Il vise à fournir des repères, même des preuves scientifiques, aux enseignants de GS et de CP dans le domaine des mathématiques afin de leur permettre d’ajuster leur enseignement en étant éclairés par « la recherche ».

 

Les auteurs sont des scientifiques de très haut niveau. Brossons très succinctement leurs profils. Qu’ils veuillent bien nous pardonner l’effet de caricature possiblement induit par la nécessité d’être concis.

 

Anne Christophe, lauréate de l’Ecole polytechnique, docteure en Sciences cognitives, membre du Conseil scientifique de l’éducation nationale, centre ses travaux sur l’acquisition du langage chez les jeunes enfants (synergies entre apprentissages du langage et de la grammaire). Elle est membre du Conseil scientifique de l’éducation nationale.

 

Ghislaine Dehaene-Lambertz, pédiatre s’est spécialisée dans l’étude du développement des fonctions cognitives de l’enfant (imagerie cérébrale). Elle dirige une équipe de Neuroimagerie et cherche à comprendre les clés de l’apprentissage de la pensée symbolique dans des cas de pathologies du développement cognitif.

 

Véronique Izard, lauréate de l’Ecole polytechnique, s’intéresse à « la part universelle de la pensée et celle liée à une production culturelle transmise à travers les générations ». Elle a étudié à Harvard la manière dont « les enfants se représentent les rudiments de l’arithmétique et de la géométrie ». Elle s’est intéressée aux nouveau-nés et aux « habiletés » mathématiques d’un peuple d’Amazonie.

 

Elena Pasquinelli, philosophe spécialiste des sciences cognitives est membre de La main à la pâte et « s’attache à montrer comment les apports de la recherche en sciences de la cognition et du cerveau peuvent permettre d’améliorer les pratiques éducatives à l’école et en dehors de celle-ci. »

 

Elizabeth Spelke, spécialiste des sciences cognitives, professeur au département de psychologie de Harvard, a collaboré lors de trois séjours à Paris avec « des chercheurs en sciences cognitives et en sciences du cerveau », notamment avec Stanislas Dehaene.

 

La recherche montre…

 

A part peut-être Véronique Izard, il y a fort à parier que les auteurs de l’article n’ont guère réalisé d’expérimentations scientifiques aux niveaux GS ou CP en classes, mais ils ont lu, beaucoup lu. La bibliographie occupe en effet deux pages, le corps du document tient sur onze pages. C’est sans doute que cette bibliographie est fondamentale, et qu’elle va permettre aux professeurs des écoles d’éclairer leur pratique, de l’infléchir. Ils vont donc effectuer leurs sélections, se procurer les ouvrages, réfléchir à leur pratique.

 

Malheureusement, sur quarante références, trente-sept sont en anglais (certaines recherches françaises sont publiées en langue anglaise), trois seulement en français (Dehaene S. 2007. La bosse des Maths…, Neagoy M. 2016. Le guide pédagogique de la méthode de Singapour, Proust J. 2019. La métacognition : les enjeux pédagogiques de la recherche). Les deux premiers ouvrages se trouvent dans le commerce, la dernière référence est téléchargeable en ligne. L’accès à bon nombre des articles scientifiques cités nécessite un abonnement. En bref, si intéressantes que puissent être les références, elles s’avèrent inutiles aux professeurs qui auront bien du mal à y accéder.

 

Le mot « recherche » apparait trois fois sans être le sujet du verbe « montrer » et treize fois en tant que sujet de ce verbe. Je ne peux m’empêcher de citer Devos :

« Un jour j'étais en train d'enfoncer un clou dans le mur.

Il y a un type qui passe, il me dit : - "Pourquoi vous enfoncez ce clou ?"

Je lui dis : - "Moi, je n'ai pas d'explications à vous donner ! J'enfonce un clou, j'enfonce un clou ! "

 

Mais nous aimerions bien savoir pourquoi enfoncer ce clou, connaître sa nature et son utilité. Les auteurs n’ont peut-être pas d’explication à nous donner : ils martèlent sans cesse, au risque de nous assourdir que les recommandations qu’ils proposent sont fondées sur « la recherche ».  La recherche est-elle unique, tous les chercheurs parlent-ils d’une seule et même voix pour ce qui concerne l’enseignement des mathématiques en GS et CP ? Ce n’est pas si sûr.  L’objectivité des auteurs est mise en doute par leur rejet des recherches menées en France, en Europe, prenant en compte des apports provenant de l’étranger (américains, russes, autres…) et qui ont déjà conduit l’enseignement des mathématiques en France à évoluer durant ces dernières décennies.

 

A défaut d’avoir facilement accès à ces références, on ignore tout des recherches citées. Sur quels effectifs portaient-elles, dans quelles conditions ont-elles été réalisées, ont-elles été validées par d’autres recherches suivant les mêmes protocoles en France ou ailleurs, ont-elles été réalisées en situations d’enseignement, leur prise en compte et sous quelles formes en situation réelles d’enseignement ont-elles été étudiées, à quelle échelle, sur quel public, en REP, en REP+, en France ? Intéressantes, mais bien vraisemblablement réalisées en laboratoires, hors de tout contexte d’enseignement, ces recherches ont-elles démontré l’impact de leur prise en compte dans l’enseignement, pour améliorer l’image des mathématiques chez les jeunes enfants, dans leurs familles, chez les enseignants, pour ouvrir vers les mathématiques et enclencher une appétence pour cette discipline ? Il est raisonnable d’en douter.

 

Les auteurs semblent totalement ignorer qu’il y a, en France des recherches qui se sont intéressées à l’enseignement des mathématiques aux deux niveaux concernés, tant du point de vue didactique que du point de vue pédagogique. N’y aurait-il aucun chercheur français digne d’être cité (autre que relevant des neurosciences) ? Inutile de citer des noms, il y en a trop, on risquerait d’en oublier. Comment peut-on aussi ignorer le travail des IREM (Instituts de Recherche sur l’Enseignement des Mathématiques), les travaux de la COPIRELEM et d’autres institutions telle feu l’INRP et l’actuel IFE ?

 

Ce n’est pas en martelant « La recherche montre », en ne citant quasiment que ces recherches étrangères, en écartant volontairement les recherches françaises, que l’on convaincra l’enseignant de GS ou de CP. Et d’ailleurs, pourquoi le convaincre et le convaincre de quoi ?

 

« Le type me dit: - "Moi, j'aime bien savoir pourquoi..."

- "Je n'ai pas à vous dire pourquoi... J'enfonce un clou, j'enfonce un clou, c'est tout ! bon !" (Devos R.).

 

Que montre « la recherche » ?

 

Un tel ouvrage, rédigé par des scientifiques de très haut niveau, s’intéressant qui plus est aux premiers niveaux d’enseignement en s’appuyant sur des recherches de pointe devrait apporter un éclairage nouveau à l’enseignement des mathématiques. Analysons succinctement quelques points.

 

Prudents, les auteurs affirment en note de début de document : « Ce document tâche d’extraire, parmi les résultats de la recherche en sciences cognitives, ceux qui [nous] apparaissent utiles pour l’enseignement […] qu’il s’agit rarement de formules clés en main […]. [qu’] Il appartient donc aux enseignants de s'en emparer afin de les traduire dans leur pratique de la façon qui leur semblera la plus pertinente. Ces propositions pourraient, à leur tour, faire l’objet d’évaluations rigoureuses de leur impact sur les élèves. »

 

Curieuse formulation car l’injonction « il appartient donc aux enseignants de s’en emparer » semble vouloir contraindre les enseignants à mettre en pratique les préconisations qui vont suivre tout en précisant qu’en fait on ne sait rien « de leur impact sur les élèves ». Alors que les enseignants connaissent globalement l’impact de leurs propres pratiques sur leurs élèves et que l’impact sur les élèves de pratiques récemment préconisées, par exemple donner la priorité aux décompositions des nombres ou l’évitement du comptage numérotage au profit du comptage dénombrement ne font plus guère de doute. La note des auteurs peut donc être lue comme une invitation à la plus grande prudence à qui voudrait mettre en place les préconisations dans sa classe. Dont acte. La plus grande prudence s’impose donc.

 

Dans un premier temps, les chercheurs définissent les mathématiques comme « la science des régularités » et « la science de la preuve ». Les auteurs insistent avec juste raison sur l’importance du travail langagier nécessaire à un bon enseignement des mathématiques. Nous ne pouvons qu’être tout à fait d’accord sur ce point capital qui mériterait, lui, d’être ce clou qu’on enfonce. Gérard Vergnaud (chercheur français) n’a pas oublié d’intégrer la langue et l’ensemble des signes dans la définition qu’il donne du concept. Il n’est pas cité.

 

Suivent des considérations sur la place du jeu, du jeu pour apprendre et l’importance de jeux dans l’espace. Ce n’est pas une nouveauté, tous les enseignants de ces niveaux en sont convaincus, la précision « que le jeu soit pensé dans une optique pédagogique », mérite de l’être, mais il nous semble impossible de ne pas ménager, en GS, des phases de jeux libres, phases de détentes aux vertus sociales importantes. Bien des exemples d’activités données, comme la réalisation de frises dont une vertu serait de « compter » par exemple, peuvent être réussies sans mobiliser le comptage. Les auteurs semblent relever tous les concepts mathématiques qu’un adulte peut décoder au travers de ces activités, encore faudrait-il modifier les valeurs de certaines variables didactiques en jeu pour que ces concepts soient effectivement mobilisés par les élèves et structurer les apprentissages réalisés. On se trompe souvent en effet sur la réalité de l’activité mathématique de l’élève, confondant activité et son résultat, ignorant totalement la manière dont l’enfant a agi et pensé pour réussir. Très souvent il ne mobilise aucun des outils mathématiques vus par l’adulte. Il convient de ne pas se leurrer.

 

Les jeux de plateau ont la faveur des auteurs qui suggèrent d’indiquer les numéros des cases dans le jeu de l’oie, ignorant que les programmes de maternelle n’invitent à ne travailler explicitement que les désignations des nombres jusqu’à dix. Il faut remarquer que les auteurs ne distinguent pas toujours GS et CP en déclinant leurs activités. Ceci est à porter à leur crédit et s’inscrit de fait dans l’impossibilité d’uniformiser les progressions des élèves et peut-être à devoir remettre en cause les évaluations de début de CP. En CP, un tel jeu de l’oie peut effectivement permettre, les cases étant numérotées, de faire apparaitre l’outil soustraction comme permettant le calcul d’une distance entre deux personnages évoluant sur le plateau et permettre la mise en évidence de la propriété fondamentale que cette différence est invariante par translation. Ce n’est pas clairement exprimé.

 

Le document précise, citant sa référence notée [16] que « l’enseignement par les pairs fait progresser tous les élèves, aussi bien celui qui enseigne que, bien entendu, celui qui reçoit », certes mais ceci est bien connu et ne découle pas des recherches d’outre Atlantique. Pourquoi ne pas avoir cité Sylvain Connac, auteur français dont les publications sont accessibles ?

 

Les propos tenus dans cet ouvrage portant sur le nombre sont dignes de ceux que nous avons déjà critiqués dans ces colonnes, confondant nombre et quantité, donnant la primauté à la suite des noms de nombres, préconisant les principes de Gelman (sans le citer), principes fondateurs du comptage numérotage dont Rémy Brissiaud, entre autres, a démontré la nocivité, au profit du comptage dénombrement (R. Brissiaud). Le document insiste pourtant sur la nécessité de composer et décomposer les nombres, alors pourquoi ne pas préconiser le comptage dénombrement, conséquence directe de la théorie des entiers naturels tels que définis par Peano ?  

 

Dans la droite ligne des pédagogies explicites, les auteurs préconisent aux enseignants de « mettre un haut-parleur sur leur pensée », font l’éloge de « la méthode en barre » (utilisée en résolution de problèmes), préconisent « d’évaluer régulièrement où en est chaque enfant », pratique naturelle de tous les enseignants et qui s’inscrit à l’encontre des évaluations uniformes et normées imposées par le sommet de la pyramide. Ils évoquent la « zone proximale de développement » sans citer Lev Vygotsky.

 

L’obsession de la « ligne numérique » normée resurgit comme unique représentation des nombres sur une ligne. Les nombres peuvent pourtant se représenter de manière non normée comme sur du papier semi-logarithmique par exemple.

 

En contradiction avec la prudente note du début de l’ouvrage, celui-ci se conclut par un résumé et des recommandations pratiques parmi lesquelles ne figurent aucune injonction concernant les modalités de dénombrement. Par contre, le modèle pédagogique à favoriser semble être l’imitation du maître (le haut-parleur). La dernière préconisation, intitulée « progression », semble manquer de logique eu égard à la construction du concept de nombre.

 

Conclusion à la Devos

« Et je continue d'enfoncer mon clou. Je l'avais presque enfoncé, et il ne me restait plus que ça, un centimètre quoi.

Le type sort une tenaille et il arrache le clou !

Je lui dis: - "Pourquoi arrachez-vous mon clou ?"

- "Je n'ai pas d'explications à vous donner, moi !"

- "Je voudrais bien savoir pourquoi ?"

- "Je n'ai pas à vous dire pourquoi..."

 

N’hésitons pas à nous saisir d’une tenaille.

 

Serge Petit

 

L'ouvrage

 

 

 

Par fjarraud , le jeudi 30 septembre 2021.

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