Le film de la semaine : « Eugénie Grandet » de Marc Dugain 

Comment transposer à l’écran le destin tragique de la célèbre héroïne d’un grand classique de Balzac « Eugénie Grandet » [1833] et toucher le cœur des jeunes générations ? Passionné d’histoire, l’écrivain et cinéaste, -de « La Chambre des officiers », autour de l’existence brisée des ‘gueules cassées’ de la Grande Guerre, adapté par le réalisateur François Dupeyron [2001] à « L’Echange des princesses » sur le sort terrible des enfants de sang royal sous la Régence d’après le roman de Chantal Thomas [2017] en passant par « Une exécution ordinaire » sur les mécanismes du stalinisme, issu de son propre roman [2010]-, Marc Dugain entreprend de voyager dans le temps pour mieux éclairer notre époque. Cette fois, il prend de grandes libertés, tant dans les partis-pris de mise en scène que dans l’épure de la langue balzacienne, pour actualiser la portée d’un roman réaliste, ‘personnification du patriarcat comme mode de domination masculine aux débuts du capitalisme’. Marc Dugain réussit surtout un pari ambitieux : respecter l’esprit de l’œuvre tout en offrant à son Eugénie le visage frémissant et lumineux de la comédienne Joséphine Japy, sobre incarnation de la résistance à l’oppression, ouvrant la voie à une émancipation d’une audace inouïe.

 

Rêve d’amour, règne de l’argent et poids de la religion

 

Les premières scènes nous donnent les clés (d’entrée dans l’œuvre, celles choisies par le cinéaste). A Saumur donc sous la Restauration. D’une part, Félix Grandet (Olivier Gourmet, présence immédiate, justesse terrifiante) en pleine traction devant les restes d’une ancienne église en ruines, ‘mégotant’ sur le juste prix ; une situation de vente et revente dans laquelle il se trouvera souvent sous nos yeux, auprès de son notaire et autres financiers ou supposés conseillers. Avec une constante manifeste : ce bourgeois sans foi (l’Eglise et la religion ne lui importent que dans la mesure où elles consolident son pouvoir) ne connaît qu’une loi : celle de l’argent, de la domination ainsi conférée sur les autres dans la société en général et  sur les trois femmes de son foyer (sa fille unique Eugénie, son épouse et sa vieille servante Nanon) en particulier. Des notions immuables : la répartition des rôles entre les sexes et l’infériorité intrinsèque des femmes, la hiérarchie sociale légitimée par la possession de biens matériels et leur accumulation. Un être dévoré par l’appât du gain et l’avarice avec comme unique ‘étalon’ pour juger  de toute chose et apprécier la valeur d’une personne : l’argent.

 

De l’autre côté, une jeune fille, Eugénie (Joséphine Japy (jeu exceptionnel aux infimes variations) teint diaphane, chevelure sombre, discrète jusqu’à l’effacement. Le visage clair strié par les croisillons noirs du confessionnal, nous la voyons lever les yeux vers le prêtre hors-champ  et demander : ‘est-ce pécher, mon Père, que d’attendre un grand amour ?’.

 

Ainsi cloîtrée dans la sombre demeure familiale, chichement chauffée, entre une mère aimante et soumise au diktat de son époux, et Nanon, fidèle domestique condamnée depuis toujours à entretenir le ménage sans les ressources nécessaires (parcimonieusement dispensées par le maître de maison), Eugénie se tient le regard tourné vers la fenêtre, rare source de lumière dans cette demeure sans caractère, seule ouverture vers la nature environnante, les peupliers, les allées boisées et le ciel changeant sans limites.

 

Silencieuse, rêveuse et grande lectrice. Une activité vespérale à la lueur d’une bougie que son père intraitable interrompt brutalement en affirmant, péremptoire, qu’elle n’a besoin ni des livres ni de la découverte du monde qu’elle prétend y trouver.

 

Alors, lorsque le cousin Charles (César Domboy, interprète sensible d’un cœur changeant) fait irruption dans l’existence morne d’Eugénie, comme un éclat d’intensité dans le lent écoulement d’un temps sans fin, l’amoureuse de l’amour est prise d’une exaltation insensée.

 

Coup de tonnerre passionnel, déchaînement de colère paternelle

 

Orphelin (son père, frère de Félix Grandet, vient de se suicider faute de faire face à ses créanciers), sans le sou, incapable d’honorer la promesse de mariage engagée avec une jeune fille de la noblesse (engagement dont Eugénie ignore tout), Charles n’est pas ‘une affaire’ aux yeux de Grandet mais une charge dont il faut se délester au plus vite sans bourse déliée. A fortiori lorsque ce dernier, hors de lui, a écho des rumeurs concernant sa fille surprise aux bras de Charles en train de lui faire découvrir la campagne environnante. En fait, une idylle s’est nouée en secret, des serments échangés et Charles a donné un portrait dessiné de sa propre mère en gage d’amour dans l’attente de son retour, une fois fortune faite par la traite négrière  aux Amériques.

 

Une colère cataclysmique s’empare du père Grandet lorsqu’il comprend que sa fille unique a donné tout son or à son cousin pour financer ce voyage lointain. Une cagnotte que Grandet consolidait régulièrement par le don de pièces d’or à Eugénie.

 

La fille à marier, pour laquelle il refuse dot et demandes de prétendants sans envergure (comprenez sans assise financière notable), la fille unique est enfermée jour et nuit dans sa chambre, transformée en prisonnière à peine nourrie, malgré les protestations de l’affectueuse Nanon (Nathalie Becue, épatante) et les supplications d’une mère éplorée (Valérie Bonneton, tout aussi convaincante dans un registre nouveau). Comme chez Balzac, Madame Grandet, amaigrie, le souffle court et le cœur brisé, finit par mourir de chagrin sans que son monstre de mari change de philosophie. Jusqu’au sacrifice de l’existence autonome de sa fille unique, jusqu’à la garder auprès de lui qui va à son tour mourir, dans la cohabitation sans tendresse et le partage d’un quotidien routinier et sinistre.

 

Liberté du cinéaste, transformation d’Eugénie en héroïne émancipée

 

Même si Marc Dugain restitue avec précision l’ambiance d’un temps (attention aux décors, aux costumes,  mise en évidence des codes sociaux, prégnance des obligations religieuses, infériorité et dépendance des femmes aux hommes inscrites dans la loi et soutenues par les préjugés…), il ne craint pas de s’affranchir du texte original en modifiant ou supprimant certains épisodes de façon à ce que la figure d’Eugénie prenne pleinement dans la lumière. Non seulement Eugénie Grandet se montre beaucoup plus audacieuse que dans le roman de Balzac quant à son rapport aux hommes de loi qui lui révèlent son statut (ignoré jusqu’alors) de riche héritière. Elle fait preuve aussi d’une générosité et d’un panache vis-à-vis de Charles, revenu des Amériques et toujours bien en peine de tenir à la fois les promesses faites à la promise officielle et à la jeune amante alors séduite puis trahie.

 

La dénonciation du déterminisme social auquel le destin des femmes est soumis (patriarcat féroce, oppression sans vergogne, misogynie, soumission au mariage…) et la toute puissance de l’argent passent chez Marc Dugain par des partis-pris formels et narratifs d’une grande finesse. Et l’esthétique retenue rend le propos de Balzac incroyablement contemporain.

 

Le jeu des clairs-obscurs entre la pénombre froide de la maison Grandet, les lueurs des bougies et la luminosité naturelle des paysages chers à Eugénie figurent la menace d’effondrement et le danger d’anéantissement de sa sensibilité, de son imaginaire, de son souffle de vie. Lors de ses rares sorties dans la campagne alentour avec son père (contraintes), avec Charles (suscitées, désirées), les voix s’estompent, la partition musicale (de Jeremy Hababou) s’éteint et, comme Eugénie, nous sentons les vibrations de l’air, le bruissement du vent dans les feuillages et la paix émanant de cet environnement préservé des forces mortifères du capitalisme en plein essor et du patriarcat triomphant.

 

Marc Dugain assume avec élégance la distance prise avec la fin imaginée par Balzac (‘la marche vers le ciel d’une grande âme’, solitaire, ‘cette histoire d’une femme, qui n’est pas du monde au milieu du monde’). Dans l’interprétation cinématographique proposée par le réalisateur, Eugénie Grandet marche vers la lumière en un mouvement de révélation des potentialités que lui offre encore l’existence. Un projet d’émancipation exposé calmement à un notaire interloqué, tandis qu’elle tourne son regard vers le cadre lumineux d’une fenêtre : ‘Voyager. Ouvrir mon horizon jusqu’à ce que les voyages me lassent. Alors je reviendrai ici pour vivre en harmonie avant que la nature ne me reprenne’.

 

Aux antipodes du destin de réclusion et d’asservissement auquel la loi du père aurait pu la réduire, l’Eugénie du cinéaste ouvre une porte dans la chambre de sa vie, selon la belle formulation de la romancière Nicole Krauss.

 

Samra Bonvoisin

« Eugénie Grandet », film de Marc Dugain-sortie le 29 septembre 2021

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 29 septembre 2021.

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