Le film de la semaine : « La Voix d’Aïda » de Jasmila Zbanic 

Qui se soucie encore en Europe de la guerre et des poussées nationalistes ayant ravagé les Balkans quatre années durant (de 1992 à 1995) après l’implosion de la Yougoslavie et l’accès à l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine ? Comment transmettre aux jeunes générations la dimension génocidaire du massacre perpétré par les forces bosno-serbes à Srebrenica, déclarée ‘zone de sécurité’ par l’ONU pour les civils, en juillet 1995 ? La réalisatrice bosniaque Jasmila Zbanic, depuis « Sarajevo, mon amour » [2005], ne cesse de mettre en lumière les traumatismes de cette période tragique de notre histoire récente. Avec « La Voix d’Aïda », la cinéaste s’attèle cette fois à restituer les déchirures internes à la Bosnie et la tache indélébile déposée par le crime commis à Srebrenica à travers ‘la tragédie et la trajectoire émotionnelle’ d’une femme, épouse et mère de deux fils, professeure d’anglais, réquisitionnée par les Casques bleus comme traductrice. Elle projette son héroïne farouche, déterminée à sauver sa famille, au milieu de l’immense camp de réfugiés, prise en étau par l’ambivalence de sa position entre des instances internationales supposées protectrices totalement dépassées et des populations désorientées et apeurées fuyant une issue fatale. La vitesse des déplacements, de responsables en militaires, du hangar couvert aux grilles (et au-delà) délimitant le périmètre du territoire ‘contrôlé,’ figure la vanité de l’énergie déployée par Aida pour protéger son peuple, sauver ses proches. Sa défaite personnelle, conjuguée au lâchage des hauts responsables de l’ONU, et à l’impuissance des soldats hollandais sur place, conduisent au désastre. Pourtant la voix d’Aïda ne s’éteint pas : elle reprend l’enseignement auprès d’écoliers à Srebrenica. Comme un ultime acte de foi dans la puissance émancipatrice de l’éducation.

 

Prise de la ville par les troupes serbes, atermoiements onusiens

 

Un travelling latéral lent et pesant s’attarde sur les visages de quelques hommes silencieux, visage fermé, regard fixe. Une femme chemine. Avec ces indications en surimpression : Europe. Bosnie. Juillet 1995. Lumière d’été, bruit du vent dans les branches mêlé au bruissement d’hélicoptères. La radio annonce une attaque. La femme fébrile allume une cigarette. Un débat s’engage sur l’utilité de l’ultimatum des instances internationales lancé aux assaillants serbes déjà aux portes de la ville. Et puis tout va très vite les tanks pénètrent dans les rues. Un ordre fuse : c’est le Maire ! Emmenez-le ! Des habitants encombrés de paquets cheminent sur les routes. Des images empreintes de tristesse d’un exode précipité.

Et Aïda la femme à la cigarette regarde la foule déjà à la recherche de son mari et de ses fils. Désignée comme interprète auprès des Casques bleus dont le campement aux abords de Srebrenica devient le refuge des habitants fuyant les envahisseurs serbes, Aïda est chargée de traduire les consignes et de s’adresser à tous ceux qui sont massés devant les grilles.

 

L’alternance de plans larges (avec de légers déplacements latéraux de l’angle de vision) fixant des visages apeurés et des corps accroupis ou recroquevillés (ceux qui attendent) et les plans rapprochés, caméra embarquée, d’Aïda toujours en mouvement, entre mission d’une personne dotée d’un badge et désir fou de sauver ses proches, cette alternance, entrecoupée de quelques plans détaillant la brutalité et la cruauté du comportement des troupes commandées par Ratko Mladic, nous glace le sang. Tant le dispositif expose la gravité irréversible de la situation et des forces en présence, sans aucune complaisance, avec une sobriété presque clinique, fruit à la fois d’un travail de recherche et de documentation approfondis, et d’une vibration émotionnelle transmise par la complexité du personnage interprétée avec une extrême sensibilité par la comédienne Jasna Duricic.

 

Machine génocidaire, renoncements suicidaires et nécessité de la transmission

 

L’attachement de la cinéaste au destin d’Aïda, la façon subtile dont elle en épouse les bouleversements intérieurs, -de l’impossibilité d’accomplir sa tâche de traductrice sans trahir jusqu’à l’effondrement de tous ses repères en passant par ses tentatives éperdues de sauver la vie de ceux qu’elle aime-, ce parti-pris évite à la fiction tout caractère démonstratif. L’histoire tragique d’une famille éclaire d’une lumière crue l’engrenage de la machine génocidaire : séparation des familles, tri des êtres humains suivant leur sexe, leur âge, leurs origines…La cinéaste n’élude rien : la mise en scène de Madlic se faisant filmer par un cameraman en train de déclarer à des femmes au regard vide assises dans un autobus qu’il leur pardonne et leur laisse la vie, tandis que quelque temps plus tard des hommes debout les mains sur la tête dans un hangar dont la porte vient de se refermer sont mitraillés par les ouvertures latérales. Nous voyons et entendons aussi, en quelques plans fugaces, mensonges, leurres et faux-semblants qui précèdent viols et exécutions sommaires.

 

Nous constatons aussi, au fil des débats internes au campement des Casques bleus (enceinte ‘sacrée’ que Madlic a été autorisé à patrouiller pour y débusquer d’éventuels combattants) et à travers des demandes de décisions auprès des instances internationales (et européennes notamment), que les soldats néerlandais sur place se retrouvent livrés à eux-mêmes, sans autre ressource que la confrontation (désarmée) à leur propre conscience. Aïda dévastée comprend tout. La cascade d’impuissances et de renoncements qui autorisent le triomphe de la loi du plus fort. Et permettent que l’impensable se produise.

 

La fiction remarquable de Jasmila Zbanic, dédiée aux 8 372 pères, fils, frères, voisins massacrés alors et aux femmes de Srebrenica, refuse cependant d’abandonner Aïda et sa douleur indicible. Nous la retrouvons, des années plus tard, dans sa ville natale, visitant sa maison désormais habitée par une jeune mère et son fils (en CM1) à qui il est demandé après le thé de dire bonjour à la dame. Aïda reprend son métier d’enseignante auprès des plus jeunes. Nous assistons alors à un insolite spectacle de fin d’année au cours duquel les écoliers dansent en agitant les bras à la manière de papillons, couvrant et découvrant alternativement leurs visages dans leurs mains. Comme une figuration expressive du traumatisme aveuglant laissé par leurs parents (bourreaux et victimes mélangés, réunis dans le public de cette fête scolaire) après la tragédie de Srebrenica. Oublier ou regarder en face le génocide ? Comment transmettre aux jeunes générations bosniaques vingt six ans après les faits un événement historique majeur qu’une partie du gouvernement actuel, toujours sous domination bosno-serbe, continue à nier, même après la condamnation définitive à la prison à perpétuité en juin dernier de Ratko Madlic pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre par le Tribunal international de La Haye ? La question -qui hante littéralement le beau visage sculpté par le chagrin d’Aïda, dans le long plan final- dépasse les frontières territoriales et morales de la Bosnie d’aujourd’hui.

 

Samra Bonvoisin

« La Voix d’Aïda », film de Jasmila Zbanic-sortie le 22 septembre 2021

 

 

Par fjarraud , le mercredi 22 septembre 2021.

Commentaires

  • jarilittlenen, le 17/10/2021 à 14:39
    To forget or to face the genocide in the face? How to transmit to the young Bosnian generations twenty six years after the facts a major historical event that part of the current government, still under Bosnian-Serbian domination, continues to deny, even after Ratko's final sentence to life imprisonment last June Madlic for genocide, crimes against humanity and war crimes by the International Tribunal in The Hague? The question - which literally haunts the beautiful face sculpted by the sorrow of Aida, in the long final shot - goes beyond the territorial and moral borders of today's Bosnia. To forget or to face https://komiya-dental.com/
    the genocide in the face? 
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