Claire Lommé : A quoi ça sert ce qu'on fait là ? 

Cette semaine, j’ai eu à répondre une fois de plus à la rituelle question : « madame, à quoi ça sert ce qu’on fait, là ? ». Nous étions en quatrième, nous étudions la résolution d’équations, et je ne compte plus le nombre de fois où un élève de cette classe me l’a posée, LA question du "à quoi ça sert". Mais là, un élève du premier groupe me l’a posée, et un élève du second groupe aussi. Or, l’heure précédente, en classe entière, un autre encore l’avait aussi posée. Et j’avais répondu… A vrai dire, j’y avais même répondu en début de séquence, avant même qu’on me la pose. Mais cela n’avait pas suffi.

 

Une question justifiée en maths ?

 

Cette question, « à quoi ça sert ? », elle ne m’agace jamais. Je n’y vois pas de remise en cause de ma discipline. Pourtant je sais que parfois elle relève juste de la provocation, mais ça non plus ça ne m’énerve pas : j’ai affaire à des adolescents, c’est de leur âge. Et ce qui est du mien, c’est de répondre le plus clairement possible et de revenir rapidement aux apprentissages (parce que les tentatives de diversions, je connais aussi, jeunes gens). La question ne m’agace pas, parce qu’elle est justifiée. En fait, les élèves devraient sans cesse s’interroger sur l’utilité de ce qui est enseigné à l’école, et dans toutes les disciplines. C’est important, de savoir pourquoi on fait quelque chose. C’est difficile, de se motiver sur une tâche qui nous semble sans intérêt. L’intérêt participe à faciliter la dévolution, qui est définie par Brousseau comme un « acte par lequel l'enseignant fait accepter à l'élève la responsabilité d'une situation d'apprentissage […] et accepte lui-même les conséquences de ce transfert ». Car pour apprendre, un élève n’a pas juste besoin qu’on lui enseigne. Il faut qu’il ait envie d’apprendre. Les raisons de cette envie peuvent être très variées, mais ce qui est sûr, c’est que s’il a décidé que non, il n’apprendra pas, hé bien ça va être bigrement compliqué pour l’élève et son enseignant.

 

« A quoi ça sert ? » ne me heurte donc pas, mais m’interroge : j’ai l’impression que c’est une question qu’on pose davantage en mathématiques. Et ça, c’est fou, quand on y pense. Quand on demande aux élèves si la technologie, les sciences physiques ou les sciences de la vie et de la Terre sont utiles, ils disent très majoritairement oui, parce que c’est concret. Mais ce concret s’appuie sur des modèles et des outils mathématiques assez explicites. Rien qu’au collège, les maths apparaissent clairement dans ces disciplines. Mais ce qui devient vraiment intéressant, c’est que les élèves trouvent que l’enseignement de l’histoire-géographie, par exemple, est clairement utile. Ils ne savent souvent pas trop dire pourquoi, à part parfois « pour comprendre le monde d’aujourd’hui », ou « pour savoir d’où on vient ». C’est vrai, mais ces deux réponses fonctionnent aussi pour les mathématiques. Cela donne à penser que ni les emplois visibles d’outils mathématiques, ni la dimension culturelle ne sont reconnus par une part importante des élèves. Et ça, ça interroge fortement : est-ce la reproduction d’une culture (nul en français, la honte ; nul en maths, la classe ?), ou une expression de la souffrance et de la peur inspirées par une discipline à l’image élitiste et qui évoque le tri par l’intelligence ? Voilà une première raison pour ne pas s’énerver devant cette question : il faut renverser la tendance. Il faut que les mathématiques intègrent la culture générale. Il faut amener les jeunes aux maths avec plaisir, en comprenant pourquoi on en fait, en comprenant qu’elles sont la continuité d’une longue histoire humaine, qu’elles sont aussi actuelles et évoluent. Il faut que les élèves comprennent il faut que les élèves comprennent que les maths leur permettent d’être plus forts, plus libres, d’aborder encore mieux le monde, comme tous les savoirs disponibles.

 

On apprend pour faire du lien

 

Mais quand même, à quoi ça sert, les équations ? Parce que quand les élèves m’ont posé LA question, ils parlaient des équations. Je n’allais pas leur faire mon show de à quoi ça sert les maths. Là encore, je comprends leur interrogation : nous résolvons à tour de bras des équations, et s’ils comprennent les procédures, ils s’interrogent sur la finalité. Pourtant, nous avons commencé par des problèmes concrets que nous avons mis en équations, et certains l’ont oublié, ou ne l’ont même pas vu passer. Heureusement, d’autres s’en souvenaient et ont répondu eux-mêmes en faisant référence à ces situations. Mais j’ai développé ma réponse, quand même :

            Quand un de nos enfants, qui termine son BTS après un bac pro métallerie, doit concevoir une structure métallique pour supporter le toit d’un hangar, il a des contraintes : les dimensions, la résistance des matériaux, le prix, la faisabilité… Ces contraintes peuvent être modélisées, c’est-à-dire exprimées mathématiquement, par des équations. Ces équations-là sont compliquées, et si les obtenir est important, les résoudre l’est aussi ! Il faut donc avoir appris, au préalable, comment on les résout. C’est comme comprendre le manche d’une guitare ou s’échauffer avant le sport : ce n’est pas la partie la plus rigolote de la création, mais elle est indispensable ;

            Résoudre une équation, c’est aussi comprendre l’exemple et la généralité. C’est comprendre une relation entre des nombres. C’est comprendre le rôle de la lettre. C’est être capable d’une démarche efficace (enfin, on essaie qu’elle le soit) pour être sûr de son résultat. C’est pouvoir affirmer, sans passer par des essais-erreurs consommateurs de temps, d’énergie, et qui laisseront un doute : y avait-il d’autres solutions ? Les compétences profondes, en lien avec l’exercice des mathématiques, sont de taille, et elles peuvent faire peur ;

            Pour résoudre une équation, il faut avoir compris les nombres et les opérations. Pas seulement « savoir compter » ou connaître ses tables, mais avoir compris intimement le sens des opérations et leurs liens entre elles. Par exemple, si j’écris -3x+5=1, je cherche s’il existe une ou plusieurs valeurs à mettre à la place de x, dans -3x+5, pour que le résultat soit -1. Mais comment faire ? Que signifie « -3x » ? Dois-je ôter 5 ? Diviser par 3 ? Par -3 ? Mais est-ce qu’on a le droit, de diviser par un nombre négatif ? Et à la fin, (-4)/(-3), ça existe, ça ? Est-ce un nombre ? Est-ce une autre écriture de 4/3, ou de 1,3 ? Autrement dit, on apprend les équations aussi pour consolider tout ce qu’on a compris et appris avant, pour faire du lien, pour être prêt à résoudre des problèmes.

 

Mais revenons à mon mardi, en classe, avec mes élèves de quatrième. Pourquoi trois élèves, ce jour-là, m’ont posé la même question ? J’y ai pas mal réfléchi. Nous résolvions des équations, et ils étaient bien concentrés. Donc lorsqu’un élève pose sa question, et que j’apporte mes réponses, d’autres n’écoutent pas : ils se demandent s’ils vont d’abord diviser ou d’abord soustraire, à ce moment-là. Ensuite, c’est plutôt bon signe, je crois : certains élèves, qui ont besoin d’encouragements, qui croient trop peu en eux, se débattaient avec les équations, avec l’idée même d’équation, depuis une semaine. Mais ce jour-là, ceux-là ont réussi. Ils ont demandé aussi à aller au tableau, ils ont résolu leur question, ils se sont sentis, à juste titre, compétents. Cela a libéré de la place pour réfléchir, puisqu’ils avaient donné du sens, automatisé des procédures et pouvaient se détendre. C’est là que leur question a émergé. Parce qu’enfin ils ont pu prendre du recul et mettre d’eux-mêmes dans leur exercice des maths.

 

Alors non, je ne m’énerve pas. Je réponds. Encore et encore. Et je regarde mes élèves grandir.

 

Claire Lommé

 

 

 

Par fjarraud , le mardi 25 mai 2021.

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