Le film (confiné) de la semaine : « Hyènes » de Djibril Diop Mambéty 

Poète maudit, autodidacte génial, visionnaire halluciné…les qualificatifs abondent pour évoquer le cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambéty, étoile filante au parcours fulgurant, mort en 1998 à 53 ans. Après la révélation de « Touki Bouki » en 1973, geste artistique radical, ivre de liberté et d’audace formelle, le réalisateur met plus de vingt ans pour faire aboutir « Hyènes », présenté au Festival de Cannes en 1992. Tourné près de Dakar à Colobane, village natal de l’auteur, librement inspiré de ‘La Visite de la vieille dame’, pièce de Friedrich Dürrenmatt, ce deuxième long métrage sidérant d’invention nous conte la vengeance de Linguère Ramatou, de retour chez elle, le grand âge venu et fortune faite (en vendant son corps de par le monde). Elle propose aux habitants plongés dans la misère une donation de cent milliards en échange de la mort de Draman l’épicier, son amant d’alors, à la conduite indigne au point de faire chasser de la communauté la jeune fille enceinte de lui. Mambéty, surnommé ‘Le Prince des gueux’, compose ici une fable mordante sur le pouvoir corrupteur de l’argent, à travers un carnaval débordant d’images surréalistes, au montage faussement débridé et ponctué par la musique au lyrisme décalé de son frère, Wasis Diop. Un conte tragique d’une stupéfiante modernité sur les ravages de la mondialisation.

 

L’incroyable retour de la milliardaire au village de la misère

 

Les colossales pattes des éléphants écrasent la terre de leur pas lent cadré en gros plan avant que le troupeau ne se dévoile à nous en plan large aux abords de ce village pauvre du Sahel sous un soleil plombant. Chez l’épicier, Draman Drameh (Mansour Diouf), les habitués viennent davantage pour échanger et s’asseoir au café attenant que pour acheter à manger. Toute la communauté bruisse de l’incroyable nouvelle : chassée il y a trente ans pour mauvaise conduite, Linguère Ramatou (Ami Diakhate), devenue ‘plus riche que la Banque mondiale’ est attendue. Une foule se rassemble –et Draman l’ancien amant au premier rang- et accueille en grande pompe la vieille femme en costume chamarré, descendant du train, s’appuyant sur une canne pour soutenir sa jambe abimée recouverte d’une armature dorée.

 

Face à la vieillarde puissante aux traits impassibles, l’ex-amoureux passionné, bel homme à barbichette blanche et visage creusé, déchante assez vite. Ramatou a beau combler les villageois de cadeaux en tous genres, ventilateurs, climatiseurs, réfrigérateurs, téléviseurs…, sa vraie motivation n’a rien de philanthropique. Pour assouvir sa vengeance, le contrat à remplir est clairement énoncé : en échange de la mort de Draman, elle dotera Colobane au bord de la faillite d’une somme de cent milliards. Tous commencent par jurer fidélité et soutien bruyants à leur épicier bien-aimé tout en multipliant les achats ‘sans payer’ chez leur fournisseur attitré…

 

L’insidieuse contagion du mal

 

Ramatou se tient souvent à l’écart, faisant valoir sa patience et son infinie capacité à attendre tout en contemplant avec une indifférente cruauté les premiers effets dévastateurs des bénéfices secondaires auxquels les villageois accèdent grâce à elle. De réunions informelles en consultations successives des ‘autorités’ du village, la communauté se fragmente, même si elle s’enivre un temps dans une vertigineuse fête foraine, avec grandes roues scintillantes, stands de tirs, trains fantômes et feux d’artifices étoilés illuminant les ténèbres. Là où se tiennent les hyènes aux yeux brillants, dans l’attente patiente, tranquille de la mort de leurs proies, lorsqu’ elles pourront se délecter de leur dépouille.

 

Dans le même temps, les habitants, vacillants devant les délices que l’argent coulant à flots leur procure, nous apparaissent sous des déguisements chatoyants ou portant des sortes de masques les faisant ressembler à des animaux étranges, bien loin des tenues en toile beige et chapeau pointu portées au début comme les vêtements de fortune propres aux miséreux.

Comme si le cinéaste nous suggérait ainsi combien masques et travestissements rendaient la transgression de la morale et l’appât du gain plus faciles à assumer.

 

En tout cas, Draman a beau se démener en solo pour convaincre maire, chef du protocole, prêtre ou juge, son combat par la parole pour échapper aux termes du contrat paraît vain. Et, au fil de cette démarche sans succès, il s’humanise de plus en plus à nos yeux, retournant un peu plus les ‘valeurs’ auxquelles nous pourrions nous raccrocher en tant que spectateurs.

 

Les vieux amants au cimetière des éléphants

 

Avant l’ultime assemblée, qui va décider du sort de Draman, Ramatou donne un dernier rendez-vous sur une dalle face à l’océan au vieil amant qui l’a contrainte à quitter le village alors qu’elle était enceinte de lui. Elle lui parle de l’enfant, elle dit se souvenir ‘et de l’amour et de la trahison’. Une lueur fugace passe dans son regard et illumine un instant son visage sculpté par les années. Tournant le dos à la mer blanche et ses stries écumeuses, Draman quitte la dalle  et rejoint, délivré de la peur, les villageois et celui qui préside au jugement. Avec les apparences d’une délibération démocratique le verdict tombe.

 

Tous encerclent le condamné et lorsqu’ils se retirent, il ne reste plus sur la terre que les habits entassés de l’homme qui a disparu. Linguère Ramatou, impériale  et droite, descend quelques marches d’un escalier de pierres et l’ombre tombe sur elle comme une descente au tombeau.

Si les pelleteuses retournent la terre, soulevant des nuages de poussière et bamayant la scène du jugement, au loin nous distinguons les hauts buildings de la grande ville. Tandis que les éléphants en troupes nonchalantes ferment le ban.

 

Ainsi va « Hyènes »,  fable vagabonde, oscillant du grotesque au tragique, et métaphore cruelle de la puissance corruptrice de l’argent et du sinistre engendré par l’économie mondialisé. Aucune lourdeur ni démonstration dans cette vision amère et flamboyante que nous offre Djibril Diop Mambéty. Le franc-tireur iconoclaste, devenu une légende du cinéma africain en deux films et une poignée de moyens métrages (dont sa dernière pépite « La Petite Vendeuse de soleil »), invente un langage visuel et sonore capable de transcender la misère du monde. Et il crée alors, en magicien rebelle, un nouveau cinéma émancipateur.

 

Samra Bonvoisin

« Hyènes » de Djibril Diop Mambéty visible sur arte.tv jusqu’au 2 août 2021

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 12 mai 2021.

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