Le film (confiné) de la semaine : « Othello » d’Orson Welles 

Comédien hors du commun, homme de radio anticipateur, fondateur anticonformiste d’une troupe de théâtre, metteur en scène expérimentateur, réalisateur pionnier du cinéma moderne et producteur assoiffé d’indépendance, Orson Welles est né sous le signe de Shakespeare, œuvre découverte dès l’enfance, territoire imaginaire auquel il revient sans cesse, de la scène aux plateaux. Après « Macbeth » [1948], essai métaphysique baigné de ténèbres, il réussit avec « Othello » une adaptation épique, sculptée en noir et blanc, d’une puissance évocatrice et d’une invention formelle exceptionnelles. Une création audacieuse rivalisant d’intelligence et de beauté, distinguée par la Palme d’Or à Cannes en 1952.  

 

Sous le sceau de la mort, pouvoir et amour impossibles

 

Un pré-générique en forme d’ouverture progressive de la focale, des images saisissantes : un gros plan du masque noir inversé, le visage du gisant, Othello (Orson Welles), son front et ses paupières closes éclairées en premier plan et le menton relégué au fond du cadre. La caméra s’éloigne, pivote légèrement,  et nous percevons le corps allongé dans le cercueil que les moines vêtus de noir soulèvent à bout de bras, tandis que retentissement battements de tambour et chants funèbres de voix masculines. Tout au long de la procession des funérailles, les silhouettes noires se découpent dans le ciel  chargé de nuages jusqu’au chemin de ronde de la forteresse. Un flash back précède donc le générique (assorti d’un carton résumant l’argument et rappelant l’écrit à l’origine de tout) et la voix du conteur en off annonce l’enchaînement de la tragédie. Et préfigure l’esprit présidant à l’interprétation de l’œuvre que nous propose le cinéaste, laquelle (comme dans la pièce) se clôt par la mort des deux héros, -le Maure de Venise et son épouse Desdémone- et  par la capture du traitre –Iago-, que nous voyons jeté dans une cage en bois et élevé dans les airs sous les regards de la foule, une cage tirée par des cordes jusqu’au sommet de la forteresse.Ainsi donc allons-nous assister à l’histoire d’un capitaine vaillant et guerrier courageux au coeur généreux et candide, amoureux absolu jusqu’à la démesure (il a enlevé puis épousé la belle Desdémone, fille d’un sénateur vénitien). Un être onfiant au point que la jalousie enflammée jusqu’à l’extrême par Iago, proche lieutenant et maître en traitrise, ne le conduise à perdre la raison, étouffer Desdémone et se poignarder.

 

Labyrinthe des affects, infernale traversée des apparences

 

Dès la deuxième séquence, dans les recoins du palais, ton persifleur ou voix chuchotée, Iago tisse sa toile et dispense autour de lui, femmes, familiers ou concurrents directs, des insinuations concernant Othello, tout en semblant afficher une haine féroce. Parallèlement, Othello, à voix haute, cadré en plan rapproché, paraît s’interroger sur son propre pouvoir et ses limites. Il n’est cependant pas apparu à nos yeux dès le début d’une séquence envahie par la parole incessante et le corps toujours en mouvement de l’inquiétant Iago. De même que tarde à l’écran l’éblouissante apparition de Desdémone tout de blanc et voile délicat vêtue. Comme si Iago seul avait déjà la maîtrise du cadre, du temps et de l’espace dans ce palais à l’architecture tarabiscotée, faite d’escaliers multiples, de portes dérobées, structurée par des arcades et des colonnes de pierres monumentales. Un palais doté de canaux souterrains aux eaux miroitantes.

 

Dans l’enceinte de la forteresse, circulent la soldatesque, seconds couteaux, serviteurs, parcourant les ruelles ou stationnant sur la place centrale. Derrière les remparts, la mer et ses vagues aux remous écumants, et la violence du vent soulevant les vêtements, sifflant dans les oreilles, sous un ciel changeant, rempli de mouettes, un espace ouvert et dangereux d’où peuvent surgir les incursions de la flotte turque.

 

Outre un déploiement subtil de l’engrenage funeste d’une tragédie dont Iago paraît être le rouage moteur, constatons la façon magistrale dont Orson Welles fait de la dimension ‘cosmique’ du théâtre de Shakespeare, et de cette pièce en particulier, un espace ouvert aux antipodes d’une scène de théâtre. Et construit un lieu de cinéma au diapason de l’univers mental des personnages, d’Othello notamment.

 

L’étau se resserre et le poison de la jalousie, distillé à hautes doses (et le maudit mouchoir de Desdémone devenant peu à peu une arme de destruction massive…), paraît achever son travail mortifère avant le dévoilement de la vérité. Trop tard. Retour aux funérailles.

 

Intimes défaites, Othello et ses doubles

 

Le travail sur la verticalité, les travellings latéraux, la profondeur de champ, les alternances de plans d’ensemble, de plans rapprochés et de gros plans de visages pensifs ou au repos, montées à la vitesse de l’éclair (2000 plans pour ce film), la sculpture des ombres et des lumières, les ténèbres grandissantes zébrées de quelques éclats de blancheur (les faces féminines en particulier la peau diaphane de Desdémone) façonnent un espace mental à la mesure de la confusion des âmes, à la hauteur de l’égarement irréductible d’Othello.

 

Aussi se dessine progressivement, amplifiée par les choix musicaux de plus en plus lyriques et sombres, la figure d’un héros polysémique, Othello. Comme si la réflexion shakespearienne par excellence sur le pouvoir et son impuissance, sur l’humanité vacillante du ‘chef’ qui doute sans cesse de lui-même au point de défaire ce qu’il a fait, s’incarnait dans le personnage honni du traitre, le négatif d’Othello, le double destructeur de lui-même. A plusieurs reprises, la façon de filmer Othello et Iago -arpentant les dédales du palais côte-à-côte ou les deux hommes se faisant face- nous donne l’impression qu’Othello se parle à lui-même. De la même façon que le cinéaste et auteur fracassant de « Citizen Kane » [1941] n’a cessé de construire et reconstruire des œuvres périlleuses, maltraités par les bailleurs de fonds, dépassant les codes et les genres, à ses risques et périls. Ainsi met-il quatre ans, à tourner (en Italie et au Maroc) avec plusieurs interruptions et deux ans de montage ce grand film épique et lyrique tenant autant de l’expressionnisme allemand que de la peinture de Tintoret.

Depuis les débuts du cinéma, le théâtre de Shakespeare ne cesse de nourrir l’imaginaire des cinéastes. Des bribes datant du muet comme « La Mort de Jules César » de Georges Méliès en passant par le « To be or not to be » d’Ernst Lubitsch ou par le « Hamlet » de Laurence Olivier,  le « Ran » d’Akira Kurosawa ou le prochain Joel Coen « The Tragedy of Macbeth » [sortie prévue en 2021] . Pour sa part, Orson Welles n’en finit pas d’être hanté par Shakespeare au point d’y revenir en 1966 avec « Falstaff ».

Dans « Othello » cependant, Orson Welles s’approprie avec brio la matière shakespearienne et poursuit son exploration de la subjectivité de l’individu aux prises avec le pouvoir et le sentiment en inventant des formes cinématographiques novatrices, prodigieuses.

 

Samra Bonvoisin

 

« Othello », film d’Orson Welles-Visible sur francetv jusqu’au 04.05.21

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 31 mars 2021.

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