Christelle Lecoeur : Lutter contre les stéréotypes au quotidien 

« Les femmes font le ménage et s’occupent des enfants, les garçons travaillent à l’extérieur et apportent l’argent ». Une phrase comme celle-ci n’est pas rare dans la bouche des enfants, quel que soit leur âge. Pour autant, loin de se satisfaire de ce constat, beaucoup d’enseignants tentent au quotidien de déconstruire ces stéréotypes mais ce n’est pas évident. Malgré les différents mouvements libérant la parole des femmes, tels que #MeeToo, la société peine à reconnaître et à mettre en acte l’égalité entre les femmes et les hommes. Christelle Lecoeur, enseignante de CE1 à l’école des Troubadours de Carcassonne (11) s’exprime à ce sujet.

 

Christelle Lecoeur est professeure des écoles depuis seize ans. Un métier qu’elle n’envisageait pas plus jeune. Étudiante, elle donnait des cours à des enfants déscolarisés, très souvent HPI. « De fil en aiguille, je me suis retrouvée à animer le mercredi des ateliers tels qu’histoire de l'écriture, revues de presse, philosophie, avec des enfants de 6 à 18 ans pour une association d'enfants précoces ». C’est là qu’a eu lieu le déclic. « Ça a été une évidence, c'était ce que je voulais faire : voir et écouter des enfants réfléchir, découvrir, construire leur raisonnement, s'appuyer sur ce que disent les autres, et calibrer mes interventions pour faire évoluer tout ça....  Alors avec l'appui de la maman d'un élève, j'ai passé le concours avec l'idée d'ensuite ouvrir ensemble une école différente. Finalement, j'ai décidé de rester dans l'école publique, et en particulier avec des enfants "défavorisés".  Ma conscience de gauche mêlée à ma vanité me dit de faire le maximum pour celles et ceux à qui on donne le moins ». Depuis, Christelle a toujours enseigné dans des quartiers dits « difficiles ».

 

Twitter, une incroyable salle des profs

 

Férue de pédagogie et d’idées nouvelles, Christelle s’est beaucoup inspirée des blogs d’enseignants et enseignantes. Alors, elle se lance elle aussi dans le partage de ressources en créant le sien au bout de quelques années d’enseignement. « Je voulais rendre un peu ce que j’avais piocher dans les blogs de collègues et parce que je suis convaincue qu'on se rend vraiment le métier plus facile quand on mutualise. Je me sentais aussi assez seule professionnellement, le blog m’a permis de casser cet isolement. Et puis, j'ai rencontré les membres du formidable ICEM11, là j’ai trouvé ma famille pédagogique de cœur et de conscience » explique Christelle.

 

Sa pratique et ses coups de gueule, elle les partage aussi sur twitter, « une incroyable salle des maîtres qui fourmille d'idées, de projets, de conseils, très réactive quand on demande de l'aide ». Elle reconnait que ces derniers temps, c’est surtout de ce qui ne va pas dans l’éducation nationale dont elle parle. « L'évolution ces dernières années a beau y être dramatique, l'information passe difficilement face à la communication ministérielle bien rôdée. Alors Twitter est un peu le contre-pied du Pas de vagues, et ça fait du bien. Mais j'y suis tout de même sous pseudo, par peur des sanctions ».

 

Des ateliers philos pour apprendre à parler de tout

 

Depuis quatre ans, c’est à l’école de douze classes des Troubadours de Carcassonne que Christelle enseigne. « C’est un quartier sensible, nous ne sommes pas labélisés éducation prioritaire, mais nous en avons totalement le profil, quartier ghetto, beaucoup de pauvreté, de chômage, de l'insécurité… Nous demandons chaque année le classement REP, puisque toutes les écoles et collèges aux alentours le sont, ça n'arrivera évidemment jamais ». Avec ses élèves de CE1, Christelle pratique les ateliers philosophiques, des moments riches lors desquels ses élèves n’hésitent pas à commenter même sa façon d’enseigner, comme ce petit garçon qui lui a dit « tu as fait des progrès comme maîtresse ! ». Ses élèves, malgré leurs difficultés scolaires que Christelle ne minore pas, huit étaient non-lecteurs à la rentrée, elle les trouve pour beaucoup « vifs, pétillants, pertinents, intéressés. Ils sont vraiment le soleil de mon métier et ce qui me fait continuer ».

 

Lors d’un des ateliers philo, Christelle décide de mettre les pieds dans le plat et propose la question « Les hommes sont-ils plus importants que les femmes ? Les femmes plus importantes que les hommes ? ». Question choisie par les élèves et qui n’est pas anodine. Cela fait des années que l’enseignante tente de déconstruire les stéréotypes liés au genre, et comme chacun peut s’en douter, c’est loin d’être évident.

 

Ce travail qu’elle mène fait suite à un constat étayé par des années d’enseignement, mais pas que. « Certaines années j'ai eu des garçons qui méprisaient ouvertement les filles, les disaient inférieures, ou prétendaient qu'elles n'étaient bonnes qu'à créer des problèmes, leur donnaient des ordres, considéraient qu'ils avaient le droit de les embrasser de force s'ils avaient envie, ... Mais je fais ce travail aussi car dans l'école où je travaillais avant, à Trèbes, certaines mamans m'avaient demandé d'aider leurs filles à s'émanciper. Elles disaient qu'il y avait certains discours qu'elles pouvaient difficilement porter, mais qu'elles espéraient pour leurs filles que l'école le ferait » raconte Christelle.

 

Des représentations des rôles de la femme et de l’homme qui ont la vie dure

 

Malgré tout, elle ne s’attendait pas aux réponses de ses petits élèves, qui pour le coup sont à parité dans sa classe : 12 filles et 12 garçons. « Lors de cette discussion j'ai pris conscience que les filles ont du mal à se projeter dans autre chose qu'un rôle de mère et femme et au foyer. Une très grosse majorité ne se voit pas d'autre avenir, et semble y consentir, ou même y trouver satisfaction. Et ça n'est pas spécialement lié à la religion, les 2 filles qui ont contesté cet horizon sont élevées dans des familles musulmanes pratiquantes. Nous avons beaucoup d'élèves de familles nombreuses, donc avec des mamans à 100% dans un rôle de mère, ce qui à mon avis influe sur l'image de la Femme, à la fois pour les filles et les garçons… Les garçons, quant à eux, trouvent absolument normal que la vie de la maison et tout ce qui concerne les enfants soit pris en charge par les femmes, et n'imaginent pas que ça puisse se passer autrement quand ils seront grands. Ils n'ont pas l'air non plus d'envisager une seconde que la femme puisse rapporter à la maison plus d'argent que l'homme. Le rôle de l'Homme, c'est rapporter de l'argent, celui de la Femme de faire tourner la maison. Ceci dit, les filles ont l'air de trouver cela normal aussi. Quand j'ai demandé à l'une d'entre elle, qui refuse catégoriquement le rôle de femme au foyer et veut devenir maire ou présidente, si son mari participera à la maison pour lui permettre de faire carrière, elle a répondu que non, elle payera une femme de ménage. Pour finir, pour certains, c'est parce que les hommes sont supérieurs, par la force ou économiquement. Pour d'autres ce n'est pas une question de supériorité, mais c'est la répartition normale des choses. Les femmes peuvent travailler, on entend presque le "si ça peut leur faire plaisir", ou avoir des loisirs, mais elles sont toujours responsables de la maison et des enfants. Il ressort clairement, c'est l'homme qui décide, la femme a les droits qu'il veut bien lui donner. Regarder la télé quand elle a fini son ménage par exemple, sauf si c'est Jean Castex qui parle, là, il y a jurisprudence spéciale apparemment, une allocution de Jean Castex passe avant le ménage… Tous leurs propos semblent confirmer que tout cela est dans l'ordre des choses, et c'est tout. Ils n'ont pas l'air de penser que c'est questionnable. Ce qui m'a frappée, c'est qu'il y a eu moins de débats autour de ces questions que lorsqu'on a parlé de Dieu par exemple » raconte Christelle.

 

Face à ces différents constats, l’enseignante évoque plusieurs facteurs pouvant les expliquer : « Peut-être une influence du religieux, mais vraiment pas que… Le manque de modèles de mères qui ont un travail extérieur, le manque de modèles d'hommes qui participent aux tâches ménagères ou s'occupent des enfants… Mais aussi, beaucoup je pense, les dessins animés, les livres, les publicités, les clips .... La télévision par exemple me semble avoir un rôle important là-dedans. Beaucoup de mes élèves filles sont persuadées par exemple qu'être belle, c'est être mince, blonde et avoir des cheveux lisses, parce que "c'est à ça que ressemblent les dames qu'on voit à la télé." Et le rôle d'une fille c'est d'être belle. Pour plaire. Et puis, je me suis aussi rendue compte que depuis le début de l'année nous avons beaucoup travaillé sur les contes de Grimm, parce que ça fait partie de la culture, que c'est riche, que les enfants aiment... Mais là encore, l'image des femmes et petites filles n'est pas très valorisante. Ainsi, finalement à quel moment ces enfants ont-ils pu accéder à un autre modèle de relations hommes-femmes ? »

 

Déconstruire les stéréotypes, un travail de chaque instant

 

Mais loin de se sentir découragée, Christelle a décidé d’essayer de bouger les lignes, « je ne changerai pas radicalement les choses, j'espère juste les aider à prendre conscience d'autres possibles. Il ne s'agit pas de créer des conflits de loyauté avec les valeurs familiales, mais de montrer que tout peut être questionné. Ce que j'essaye d’ailleurs de faire sur plein de sujets d’autres sujets tels que Dieu, la famille, l'école, l'argent… ». Plusieurs approches s’offrent à elle pour minorer ces a priori dans le but de démontrer que hommes et femmes ne sont pas fondamentalement différents, que les femmes peuvent être autre chose que femmes au foyer qu’elles en sont capables et qu’elles ont le droit d'en avoir envie et que pour cela, les hommes doivent les aider, qu'eux aussi ont le droit d'avoir envie d'autre chose qu'être des chefs de meute autoritaires. Et pour y arriver, elle s’est engagée à, déjà au quotidien, « faire attention à chaque phrase que je prononce à toujours impliquer tout le monde, dire les filles et les garçons par exemple, éviter le masculin qui l'emporte. Quand je parle des parents, dire les papas ou les mamans, ou tu demanderas à papa ou maman de te racheter de la colle pour ne pas toujours renvoyer le scolaire et l’éducatif aux mères, quand je donne des phrases en grammaire, en vocabulaire, je fais passer le balai aux papas ou je fais jouer les mamans au foot... En lecture, je fais attention à ne pas toujours faire lire les répliques de personnages féminins par des filles ou masculins par des garçons. En EPS, j'ai fait une séquence escrime où j'ai poussé les filles, souvent plus timorées parce que pas élevées pour s'affirmer, à attaquer, et nous sommes maintenant sur un module foot. J’espère que lorsque je leur redonnerai un ballon en récréation les filles se sentiront légitimes pour jouer et en auront envie. Je vais aller titiller les idées stéréotypes et bousculer un peu leurs représentations, en interrogeant les métiers, les qualités, les défauts, les jouets, les sports, les émotions, pour voir en quoi ils seraient spécifiquement masculins/féminins. Je vais leur montrer des images de cerveaux, en leur demandant de retrouver les cerveaux de femmes et les cerveaux d'hommes... Nous lirons aussi l'album "Tu peux" de la formidable Elise Gravel pour essayer de faire émerger qu'évidemment tout est beaucoup moins binaire que ce qu'elles et ils disent. Nous allons aussi continuer dans les contes, mais avec des héroïnes qui ne sont pas passives, des héros qui ne n'existent pas que par leur virilité. Et pour donner un peu d'horizon aux filles, et que les garçons voient qu'elles sont légitimes et égales en intelligence, caractère, talent..., nous allons travailler sur des femmes célèbres, un portrait chaque semaine, des femmes militantes, des scientifiques, des sportives, des artistes... Je pense relancer la même discussion à la fin de l'année, pour voir si leurs représentations ont un peu évolué ou pas du tout, ou pas encore ».

 

Pour un monde plus égalitaire demain, pour une société plus inclusive où les débats stériles, tels que ceux qui font la une de la presse ces dernières semaines, n’aient plus lieu d’être, les enseignants ont un rôle fondamental à jouer. Un rôle qu’ils endossent et assument sans difficulté. Pour autant, pas toujours évident de ramer à contre-courant quand dans la société les exemples de sexisme se comptent par milliers, quand le nombre de femmes victimes de violences verbales et physiques se multiplient…

 

Lilia Ben Hamouda

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 03 mars 2021.

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