Le film confiné de la semaine : « White Material » de Claire Denis 

Quelle représentation de l’Afrique inventer aujourd’hui, pour une réalisatrice française, sans reproduire immanquablement les clichés dominants ? Après « Chocolat » (Sélection officielle, Cannes 1987), son premier film d’inspiration autobiographique racontant le retour d’une femme vers le territoire de son enfance, le Cameroun, où son père était administrateur colonial, la cinéaste Claire Denis choisit à nouveau ce pays comme lieu de tournage. Coécrit avec la romancière Marie Ndiaye, « White Material » narre l’histoire de Maria, dirigeante d’une plantation de café, aveuglément attachée à la terre, quelque part en Afrique, dans une région déchirée par la guerre civile. Une fable superbe, habitée de replis secrets, hantée par le questionnement de toutes les assignations.

 

Maria, ‘sa’ plantation de café et les sombres présages

 

Un pré-générique sombre, inquiétant, amplifié par la musique profonde des Tindersticks (frères artistiques de la réalisatrice) : la vision fugitive de chiens errants se détachant dans le lointain, puis à la lumière d’une torche se déplaçant à l’intérieur d’une maison aux couleurs chaudes quelques photographies de famille encadrées, des masques africains accrochés aux murs et le corps allongé d’un Noir les yeux fixes et la voix off au timbre juvénile : ‘C’est le boxeur (Isaac de Bankolé, comédien récurrent du cinéma de Claire Denis). Il est vraiment mort’. Des feux s’élèvent striant la nuit, accompagnés de nuages de fumée envahissants. Une vision imprimant notre mémoire de spectateurs. Comme celle d’un désastre à venir.

 

Légère et court vêtue de blanc, une jeune femme pressée, marche en courant sur une route de terre tracée dans la brousse. Elle finit par s’accrocher à un bus bondé jusqu’au porte-bagages au dessus du toit. Seule femme blanche au milieu des Noirs. Un peu plus tard, nous la retrouvons bloquée par quelques jeunes racketteurs armés lui réclamant le paiement d’un droit de passage sur la route. Une somme qu’elle finit par payer à ceux qu’elle connaît par ailleurs, à qui elle vient de dire rejoindre la plantation de café qu’elle dirige. C’est Maria (Isabelle Huppert), farouche et déterminée. Et qui ne veut pas voir les manifestations de conflits guerriers et de panique se multipliant sous ses yeux. Une peur qu’elle repousse à tout crin, obsédée par la récolte de café à sauver.

 

Dans « White Metal » [le terme utilisé par les Africains pour désigner ce qui est fabriqué par les Blancs], l’ordre établi vacille de partout. La propriété appartenant à la famille Vial, le beau-père  malade (Michel Subor), André l’ex-mari de Maria (Christophe  Lambert), est de fait administrée avec énergie par la belle-fille, laquelle s’occupe aussi (mal) de l’éducation du fils Manuel le nonchalant (Nicolas Duvauchelle). Pour tant, en ces jours troublés, tous les Noirs employés de la plantation ont quitté les lieux. Un hélicoptère survole la propriété et des soldats français à son bord crient en direction de la petite silhouette habillée de clair l’annonce de leur départ et l’injonction de faire de même.

 

Maria, pour sa part, s’organise pour retrouver et payer quelques saisonniers pour boucler la récolte en quelques jours, avec une fébrilité qui s’apparente à de l’aveuglement. André, sans la prévenir, négocie déjà la vente de la propriété familiale, laquelle d’ailleurs ne vaut plus grand chose dans le contexte, comme lui lance le négociateur (et Maire).

 

Et dans le même temps, la radio (et son animateur en studio) distille un peu partout mots d’ordre vengeurs et slogans exterminateurs, à la manière des émissions des ‘Mille Collines’, tison du génocide rwandais. Les déplacements de rebelles en armes se multiplient dans la brousse alentour. Des annonces répétées laissent imaginer l’arrivée prochaine de troupes gouvernementales. Et, toujours, chuchotant et joueurs, des enfants se déplacent à pas feutrés dans la forêt, aux abords des différentes demeures et maisons du coin, apparemment livrés à eux-mêmes, plus proches de guerriers improvisés que de soldats enrôlés de force…Eux aussi déambulent sur ce territoire qui n’appartient pas à Maria même si elle croit y avoir droit puisqu’elle le fait fructifier. Mais chacun des Africains qui y vivent, ouvriers, rebelles, défenseurs de leur bout de terrain et de leur travail, tiennent à cette Afrique qui leur appartient.

 

Le regard de Claire Denis ne juge pas mais la fiction tragique nous donne à voir dans l’enchevêtrement de raisons singulières et de dérapages fous, propres à la guerre civile, la complexité humaine d’une situation néocoloniale.

 

Composition mouvante, tiroirs secrets, fable fantastique

 

Ne nous fions pas aux apparences. Maria, arcboutée dans sa solitude, fait face aux hommes de la famille, à leur veulerie, au délire d’un fils à qui elle n’a pas appris à vivre et qui se transforme crâne rasé et arme à la main en supplétif dangereux de petits malfrats pilleurs, sorte de clone du Kurtz dans « Apocalypse now» de Francis Ford Coppola. Elle se confronte, à son corps défendant, à ses propres contradictions, accueillant chez elle le ‘boxeur’ atteint par une sale blessure, serrant dans ses bras une Noire en pleurant (‘je suis fatiguée’, dit-elle dans un souffle) à la descente d’un bus fuyant le désastre, avant de tout mettre en œuvre pour y revenir.

 

Dans une tension extrême, -accentuée par les variations de la partition musicale alternant avec les plages de silence bruissant du chant des oiseaux et du crissement des pas sur les feuilles, amplifiée par le montage, les ruptures formelles brutales (alliant les visions immobiles de paysages somptueux en plans larges et l’accélération des plans cadrés caméra à l’épaule ou en plans rapprochés à hauteur des humains), nous percevons les effets de la violence et de son déchainement sans que la caméra ne dévoile les amas de cadavres, régulièrement filmés dans les reportages et documentaires habituels. Massacre des écoliers, tuerie à la pharmacie et autres exactions, reléguées hors champ, s’incrustent dans notre imaginaire, à travers les ellipses du récit.

 

Une tragédie qui se précipite jusqu’au vertige, dans d’ultimes plans à la lisière du fantastique, suscitant terreur et pitié, où bascule d’un coup l’esprit de Maria jusqu’au meurtre du patriarche, où souffrent les femmes, les hommes et leur terre désirée, les Noirs et l’Afrique aimée, tandis qu’une aube nouvelle voit se lever un rebelle blessé courant hagard vers l’horizon et sa clarté.

 

Bien des énigmes subsistent dans les plis de la fiction mais la double dédicace à Marie (Ndiaye), compagne d’écriture du script, et ‘aux plus intrépides des marmailles’ laisse les pistes de la transmission largement ouvertes.

 

Samra Bonvoisin

« White Material », visible sur le site france.tv jusqu’au 30.04.21

 

 

Par fjarraud , le mercredi 03 mars 2021.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces