Tribune : De la pluralité des cadres théoriques et des méthodes de recherche en éducation  

Les associations de chercheurs en didactiques des disciplines et en sciences de l’éducation, certaines revues scientifiques du domaine et tous les signataires de cette lettre ouverte souhaitent réagir à la publication des Recommandations pédagogiques pour accompagner le confinement et sa sortie signée par le Conseil scientifique de l’éducation (CSE), Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse, 2020. Cette initiative s’inscrit dans la continuité de la prise de position de l’Association des Technologies de l’Information pour l’Éducation et la formation (ATIEF) accessible sur leur site internet.

 

Dans le document du CSE, nous pouvons lire : « Seule l’expérimentation contrôlée permet de vérifier qu’un outil pédagogique fonctionne. Or, un nombre encore insuffisant de ressources ont démontré leur efficacité dans des essais randomisés contrôlés. Dans les années à venir, un gros effort de recherche devrait être mené dans ce sens. Le CSEN publiera prochainement des recommandations sur les types de recherche translationnelle qui ont leur place en éducation, les différents niveaux de preuve qu’ils apportent, et leurs enjeux éthiques et pratiques » (p. 12), plaçant la production de ressources éducatives et l’évaluation de leur impact sous l’autorité des canons de la recherche expérimentale.

 

Nous rappelons ce qui devrait être une évidence pour toutes et tous : aucune institution émanant directement d'un pouvoir politique comme le CSE n'a à définir et à dicter aux scientifiques ce qui serait de la bonne ou de la mauvaise science. Les exemples historiques de ce type d’ingérence politique dans la définition de ce que serait la « bonne science » ou les « bonnes pratiques» scientifiques ont montré les impasses dans lesquelles conduisent de telles préconisations. Ce type de prise de position rappelle des précédents malheureux dont nous pensions être à l'abri dans nos sociétés contemporaines et démocratiques.

 

Des « bonnes pratiques » scientifiques aux « bonnes pratiques » enseignantes, il n’y a qu’un pas que le CSE franchit ici en mettant ces supposées « bonnes pratiques » de recherche au service d’une vision très prescriptive et normée de l’enseignement.

 

Nous rappelons également que la production scientifique ouverte et plurielle en éducation, disponible dans les revues et ouvrages du champ, montre que, dans le monde francophone et ailleurs, il n’existe pas une et une seule manière de produire de la connaissance scientifique sur les phénomènes éducatifs, comme pourrait le laisser croire le rapport publié par le CSE.

 

La crise sanitaire que nous traversons montre les besoins de rapprochement science – société, mais il nous apparaît que le pouvoir politique n'a jamais été aussi loin dans l'orchestration du divorce entre les deux. Une tâche importante, devant nous, est la suivante : maintenir l'existence du pluralisme et de l’autonomie dans la recherche scientifique, particulièrement dans le domaine de l’éducation. En tant que fait social total, l'éducation ne peut pas être étudiée au seul prisme des méthodes en vigueur dans le champ des sciences de la nature et de la vie. Elle demande la prise en compte de la spécificité des pratiques humaines et des sciences humaines et sociales dans leur diversité.

 

Dans cette perspective, la question de la preuve est décisive, et doit faire l'objet, ainsi que le montrent les débats en médecine par exemple, d'une intense réflexion collective. En particulier, la question des preuves d'efficacité des pratiques nécessite un débat à la fois scientifique et citoyen.

 

Si l’on négligeait cette pluralité de méthodes dans les recherches en éducation, le risque serait alors de négliger l’apport des recherches qui tentent de comprendre les conditions d’émergence de ces phénomènes en prise avec la réalité des contextes, des acteurs et des savoirs en jeu. Preuves statistiques et preuves fondées sur la pratique répondent à des questions scientifiques de nature différentes et concourent à une meilleure intelligibilité des phénomènes éducatifs, en particulier lorsqu’elles sont mises en synergie.

 

Aux chercheur•e•s, aux laboratoires, aux associations savantes, aux revues, aux éditeurs, bref à la communauté scientifique de produire de la connaissance scientifique robuste sur les phénomènes éducatifs. Au pouvoir politique de prendre des dispositions informées par la diversité des savoirs produits par cette recherche pour piloter le système éducatif. Les recommandations publiées par le CSE nous semblent bien loin de ce positionnement, ce qui en fait un rapport résolument idéologique.

 

Signataires :

•          Association pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation (ADMEE) représentée par sa présidente Nathalie YOUNÉS et son vice-président Walther TESSARO

•          Association des enseignant•e•s et chercheur•e•s en sciences de l'éducation (AECSE), représentée par sa co-présidente, Céline CHAUVIGNÉ et son co-président Bruno ROBBES

•          Association Internationale pour la recherche en didactique du français (AiRDF) représentée par son président, Christophe RONVEAUX et ses vices-présidentes Claudine GARCIA-DEBANC (section française) Véronique MARMY (section suisse), Marie-Christine POLLET (section belge) et Ophélie TREMBLAY (section québécoise)

•          Association pour des recherches comparatistes en didactique (ARCD), représentée par sa présidente Corinne MARLOT et sa co-présidente, Ingrid VERSCHEURE

•          Association pour des recherches en didactique des Mathématiques (ARDM), représentée par sa présidente Cécile OUVRIER-BUFFET et son vice-président, Thomas BARRIER

•          Association pour des recherches en didactique des sciences et des technologies (ARDiST), représentée par son président Yann LHOSTE et sa vice-présidente, Cécile de HOSSON

•          Association transdisciplinaire pour des recherches historiques sur l’éducation (ATRHE), réprésentée par son président Renaut D’ENFERT et sa vice-présidente Dominique BRET

•          Association des Technologies de l’Information pour l’Éducation et la formation (ATIEF), représentée par sa présidente Nathalie GUIN et son vice-président Serge GARLATTI

•          Société francophone de philosophie de l’éducation (Sophied), représentée par son président Alain KERLAN et sa vice-présidente Bérengère KOLLY

•          La revue Éducation et didactique représentée par son comité de rédaction : Chantal AMADE-ESCOT, Jean-Noël Blocher, Jean-Charles CHABANNE, Cédric FLUCKIGER, Dominique FOREST, Corinne MARLOT, Serge QUILIO et Gérard SENSEVY

•          La revue Recherche & Formation représentée par son comité́ de rédaction : FRÉTIGNÉ Cédric, RUBI Stéphanie (co-rédacteurs en chef), ANNOOT Emmanuelle, BARRÈRE Anne, CARRAUD Françoise, CLAUDE Marie-Sylvie, DENECHEAU Benjamin, DUGAS Éric, GASPARINI Rachel, GUTIERREZ Laurent, LEBEAUME Joël, LUSSI BORER Valérie, PEREZ-ROUX Thérèse, RAYOU Patrick, RÉMERY Vanessa, REY Bernard.

•          Sylvain DOUSSOT et Xavier PONS co-rédacteurs de la Revue Française de Pédagogie

•          Yann LHOSTE et Isabelle KERMEN, co-rédacteur.trice en chef de la revue Recherches en Didactique des Sciences et des Technologies

•          Ghislaine GUEUDET et Yves MATHERON co-rédacteur.trice en chef de la revue Recherches en Didactiques des Mathématiques

•          Jean Yves ROCHEX, Professeur des Universités en Sciences de l’Éducation, Université de Paris 8.

•          Jean-François MARCEL, Professeur des Universités en Sciences de l'Éducation, Directeur de l'école doctorale CLESCO (UT2J) _ Département : Sciences de l'Éducation et de la Formation, Université Toulouse Jean-Jaurès.

•          Bernard REY, Professeur, chaire internationale en éducation, université libre de Bruxelles (Belgique)

•          Marc BRU, Professeur des Universités en Sciences de l’Éducation, Université Toulouse Jean Jaurès.

 

La prise de position publiée par l'Atief

 

 

Par fjarraud , le vendredi 20 novembre 2020.

Commentaires

  • delacour, le 29/11/2020 à 10:53

    "Seule l’expérimentation contrôlée permet de vérifier qu’un outil pédagogique fonctionne."

    Certes, encore faut-il que l'outil soit adapté. Or en lecture, où certains en sont encore à confondre lire et apprendre à lire, l'outil actuel proposé est parfaitement inadapté. Pourquoi ? Parce qu'il cherche à donner du son aux lettres, alors que l'invention de l'écriture a donné des lettres aux sons.

    C'est le codage orthographique qu'il faut enseigner et pas le décodage quasi impossible, le plus souvent totalement imprévisible. On lit d'ailleurs plus en reconnaissant, ce qui cache le défaut originel du décodage des lettres. 80% finissent par le comprendre.

    Vous pouvez coder /fa/, /fan/, /fai/, /fé/ au sein de sens, en utilisant l'écritoire de la progression écrilu, mais vous ne pouvez pas enseigner que fa se décode /fa/ en voyant fantaisie, faire,  faisions,  coiffai.

    Et j'attends depuis 20 ans une expérimentation de ce processus d'apprentissage. Nul doute que le Ministère se saisira de ce message pour vérifier mes dires : tous les élèves commencent à lire dans l'année de CP. Je ne dis pas apprennent, puisque notre orthographe nous condamne à apprendre à lire toute notre vie : comment lisez-vous himation (sens et phonologie)?
    RDV sur le site ecrilu.


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