Le film de la semaine : « L’Envolée » de Eva Riley 

Ken Loach et Mike Leigh, maîtres britanniques du réalisme social, ont de quoi se réjouir. Après ses aînés Stephen Daldry [« Billy Eliott », 2000] et Andrea Arnold [« Fish Tank, 2009], Eva Riley, réalisatrice écossaise de 34 ans, diplômée de la ‘National Film and Television School’, prend la relève avec « L’Envolée », premier long métrage lumineux et intense, dans un style original, à l’opposé des voies empruntées par ces figures tutélaires. Son héroïne, une fille de 14 ans, habitant la banlieue de Brighton, gymnaste de talent, rebelle solitaire, délaissée par son père, voit sa vie bouleversée par l’arrivée d’un demi-frère qu’elle n’a jamais connu. A rebours du parcours d’émancipation habituel, -arrachement à des origines modestes par l’excellence dans une discipline sportive et artistique, premières expériences sexuelles, mouvements de révolte contre la faille et la société-, la jeune cinéaste capte au plus près les séismes intimes d’une gamine en plein trouble, à ce moment de flottement où les sensations et les émotions se bousculent, sans les mots pour les dire . Et « L’Envolée » met au jour avec éclat la métamorphose inquiète et joyeuse d’une fille, farouche et audacieuse, s’aventurant en terre étrangère, le territoire des garçons, au pays du désir de l’autre. Une révélation immense et gorgée de promesses.

 

Le quotidien ordinaire d’une gymnaste solitaire

 

C’est par le corps saisi en plein effort que nous découvrons Leigh (Frankie Box, épatante). Première apparition dans la grande salle d’entrainement , filmée par ‘morceaux’ en gros plans soulignant l’énergie et la maîtrise de la gymnaste. La caméra nous livre sa perception pendant l’exercice : cadrée la tête en bas, pendue par les bras aux anneaux du trapèze, elle voit apparaître dans son champ de vision la figure de sa professeure, à l’envers. Cette dernière s’inquiète de cette position insolite prolongée et lui demande ce qu’elle fait. Leigh se rétablit d’un coup, en silence, les traits fermés. Une séquence inaugurale programmatique. Embarquée à ses côtés, la caméra ne quitte pas d’une semelle Leigh dont elle capte finement les moindres faits et gestes. Leigh a 14 ans, habite avec son père  la banlieue pauvre de Brighton. Dans sa chambre, seule, elle continue régulièrement à esquisser quelque chorégraphie, manifestant son engouement pour cette discipline, pratiquée avec un talent évident au point d’avoir l’ambition  (encouragée par la coach) de participer à sa première compétition sportive. Un objectif qui risque de se heurter à la barrière de l’argent (nécessaire à l’inscription), et que son père, visiblement sans grandes ressources, se refuse à financer. Sous nos yeux, Leigh reçoit ce refus comme une gifle et en conçoit sans doute un ressentiment dont il faut deviner les effets sur un visage toujours impassible.  L’extraordinaire agilité physique et l’élégance acrobatique nous impressionnent mais la gamine à la longue chevelure brune et bouclée et au collant constellé d’étoiles scintillantes garde son mystère.

 

Joe, fauteur de troubles, Leigh dans tous ses états

 

L’arrivée de Joe (Alfie Deegan, impressionnant de naturel) dans la maison ne passe pas inaperçue aux yeux de Leigh. Elle accueille, avec une hostilité non dissimulée, ce demi-frère, dont elle n’a jamais entendu parler, dans une cohabitation imposée par le père. A son retour de l’entrainement, l’espace enfumé est envahi par une bande de garçons agités et bruyants, qui la ‘charrient’ allègrement. Elle se tient à l’écart, observe les potes de Joe sans chercher à lier connaissance et se retire dans sa chambre pour poursuivre l’entraînement, qui la conduit chaque matin à retrouver la salle de gymnastique, et d’autres sportives qu’elle ne fréquente guère.

 

Un premier déclic va cependant se produire en elle, à son corps défendant pourrait-on dire, lorsqu’elle découvre les lieux vides, les affaires de Joe envolées. Joe, viré par le paternel, a disparu. Elle n’a de cesse de le retrouver. Tout en continuant à venir à la salle de gymnastique où retards et pannes d’oreiller la signalent à l’attention des autres et de leur professeure, Leigh au cours d’une sortie nocturne retrouve Joe au milieu d’une bande de jeunes, essentiellement des garçons, plus âgés qu’elle. Avec la moto comme sport favori et passion commune.  Et comme moyens de subsistance, des vols par effraction et autres délits du même acabit.

 

Des courses à pied dans la campagne ensoleillée aux virées nocturnes à moto avec Joe, Leigh file à toute allure, vibre intensément, se grise de sensations et d’émotions inédites. Tohu-bohu des motos pétaradantes, striant la lumière crépusculaire de leurs phares éblouissants.  Frissons d’audace mêlée de peur lors d’une première entrée par effraction chez des particuliers avec Joe comme guetteur. Premiers sourire et cascade de rires  à l’occasion d’un essai de conduite seule à moto. Complicité affectueuse teintée de rivalité entre les deux dans la transgression. Ambivalence continuelle de Leigh oscillant entre l’envie de faire ses preuves auprès du chef et d’intégrer la bande et la tentation d’abandonner la gymnastique de compétition, au grand dam de Joe qui, en admirateur déclaré, veut l’en dissuader…Impossible d’embrasser le maelstrom de sensations et d’émotions qui traversent notre héroïne. Alors que la cinéaste, en observatrice attentionnée, ne porte pas de jugement sur pareil trouble, la perte des repères éducatifs, affectifs et moraux nous fait craindre un avenir misérable ou un sort funeste pour l’adepte de toutes les transgressions.

 

Energie de la mise en scène, intensité vibrante de la jeunesse

 

Mais le cinéma d’Eva Riley renouvelle profondément la tradition britannique de la fiction réaliste à connotation sociale, autant qu’elle dépoussière le récit initiatique d’apprentissage documenté, souvent empreint de misérabilisme.  La jeune cinéaste écossaise opte pour une mise en scène lumineuse, habitée par des contrastes marqués de couleurs vives et de mélanges détonants des musiques chères aux jeunes protagonistes de cette « fureur de vivre », en version claire. 

 

La caméra mobile suit à corps perdu la discipline et la fièvre d’une gamine acrobate et solitaire. Elle adhère à son indicible métamorphose, des premiers frémissements aux mutations profondes en passant par les embardées soudaines, des flux et des reflux de pulsions et d’affects, si difficiles à cerner. A sa façon, joyeuse et tonique, « L’Envolée » tente de percer le secret de l’entrée dans l’âge des possibles. L’énergie de la forme approche ce  moment de flottement, fragile et éphémère, où une très jeune fille entre dans l’adolescence sans coup férir ni mot pour le dire. Leigh découvre comment le regard et le corps de l’autre (sexe) peuvent renverser le monde, -comme nous le suggère une ultime séance d’exercice au trapèze, montée en miroir de la première-, avant l’échappée champêtre en liberté.

 

Samra Bonvoisin

« L’Envolée », un film de Eva Riley-sortie le 8 juillet 2020

 

 

Par fjarraud , le mercredi 08 juillet 2020.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces