Comment renouveler à l’écran un genre et un sujet rebattus depuis des lustres, la comédie du couple mal assorti ? Après «L’Air de rien » en 2011 (coréalisé avec Stéphane Viard), Grégory Magne, également scénariste ici, s’attèle à la tache en solo. Avec « Les Parfums », il aborde une profession peu connue, celle des ‘nez’, créateurs de parfums pour les grandes marques. Il imagine la rencontre improbable entre une figure célèbre dans ce métier, et femme de tête autocentrée, incarnée avec brio par Emmanuelle Devos, et son nouveau chauffeur, homme ordinaire qui résiste cependant aux caprices de la star. Loin des clichés redoutés, la comédie douce-amère prend des allures de road-movie traversant la campagne et soulève –doucement, progressivement- quelques questions existentielles, tout à fait actuelles. Une relation entre deux êtres peut-elle abolir domination hiérarchique et barrières sociales ? Un rapprochement incongru débouchant sur la confiance réciproque et l’ouverture aux autres peut-il durablement transcender les préjugés ? Par quels chemins originaux « Les Parfums », film humaniste, échappe-t-il aux feux de l’amour ou à quelque ‘happy end’ prévisible ?
Mademoiselle et son nouveau chauffeur
En toile de fond un contexte économique et des différences de statut social manifestes. Guillaume Favre (finement interprété par Grégory Montel), fragilisé par un divorce récent, hanté par l’objectif de disposer d’un logement assez grand pour accueillir Léa sa fille en garde alternée, après quelques ratés professionnels, doit absolument réussir dans son nouveau travail de chauffeur. Il a donc tout intérêt à s’entendre avec Anne Walberg (Emmanuelle Devos, impeccable), créatrice de parfums reconnue et personne autoritaire, égoïste et capricieuse, selon des représentations qu’elle ne cherche pas à dissiper. Elle a d’ailleurs déjà renvoyé plusieurs candidats à ce poste et Arsène (Gustave Kervern, impayable), le patron sans scrupules de Guillaume, compte sur cet embauché précaire pour assurer le job sans accroc.
Premières impressions désastreuses pour l’employé. Cette femme est odieuse. Barricadée dans son univers, elle ordonne de façon lapidaire, se croit tout permis avec lui, comme s’il était corvéable à merci. Mais Guillaume fixe des limites claires, avec franchise. Alors, le dominé dans la peau du dur à cuire et la dominante bientôt désarçonnée ? Loin des conventions chères aux comédies de ce type et aux représentations attendues, nous entrons subrepticement dans d’autres dimensions plus sensibles, plus intimes.
Voyage olfactif, douce utopie
De façon allusive, par bribes, nous entrevoyons les fragilités de l’une et de l’autre. Anne Walberg, nez convoité et star du parfum, a failli dans l’exercice de son métier et terni sa réputation d’exception au point de vendre son talent à des marques beaucoup moins prestigieuses, même si elle maintient un train de vie très confortable et se tient toujours dans une bulle imperméable au monde extérieur et aux autres. Guillaume, pour sa part, doit maintenant sa survie (économique, psychique) à ce travail précaire de ‘larbin’ conducteur de limousine de luxe pour clientèle fortunée.
Pourtant, nous sommes à distance de la dénonciation implacable de l’exploitation caractéristique de notre société ubérisée mise au jour, par exemple, dans « Gloria Mundi » de Robert Guédiguian [2019].Le cinéaste choisit ici le domaine du sensible –l’odorat en l’occurrence- comme vecteur d’un échange possible et moyen d’accès à des expériences inédites . Anne explique la nature de son métier, les conditions d’invention (perceptives, sensorielles, mémorielles…) de création d’une flagrance nouvelle, sa part d’imaginaire, illustrations dans la nature à l’appui de ses explications. Guillaume, en amateur intuitif, fait montre d’un flair manifeste en la matière sans pour autant prendre au sérieux l’affirmation admirative de sa passagère avertie (‘vous êtes doué, Guillaume’).
Et, au fil du temps, l’échange se poursuit avec ouverture à l’autre pour elle et découvertes insolites pour lui. Sous-jacentes, leurs blessures respectives habitent toujours la fiction délicate : suis-je capable de retrouver mon excellence d’antan et les sommets de mon art (pour Anna) ? A quelles conditions être un père aimant et responsable (pour Guillaume) ?
Grégory Magne par la fluidité d’une mise en scène dénuée d’ostentation, privilégie ainsi les moments de sensations vraies et les instants fugitifs de plaisirs partagés en accompagnant ses deux héros éveillés et troublés avec pudeur et humanité. Le réalisateur des « Parfums » mise sur notre aptitude de spectateurs à imaginer les destins (ensemble ou séparément) d’Anne et de Guillaume. Le charme de cette comédie sous le masque de légèreté réside dans sa capacité à inventer des liens affectifs débarrassés un temps des rapports de domination sociale et d’exploitation économique. Une douce utopie qui revendique avec délicatesse sa précarité.
Samra Bonvoisin
« Les Parfums », film de Grégory Magne-sortie le 1er juillet 2020