Rémi Brissiaud : Quelle recherche scientifique pour guider la politique du Ministre de l’Éducation Nationale ? 

La crise de la Covid 19 nous a fourni une leçon importante : la science est débat et tout dogmatisme dans son utilisation politique doit être rejeté. En effet, ce que l’on ne sait pas aujourd’hui est souvent plus important que ce que l’on sait et, lorsque l’homme politique se focalise seulement sur tel ou tel ilot de connaissance apparemment assuré, il risque, au nom de la science, de tenir des propos successivement contradictoires : le port de masques ne sert à rien puis, il est obligatoire dans les transports, par exemple. Or, nous allons voir que la science qu’utilise le Ministre de l’Éducation Nationale est tout le contraire d’une science modeste. En matière de pédagogie et de didactique, il se repose entièrement sur des travaux de plus en plus controversés : ceux de Stanislas Dehaene et de ses collaborateurs, dont le Conseil Scientifique de l’Éducation. Et les controverses en question sont souvent cachées derrière des contorsions rhétoriques.

 

Elan et l’Attrape Nombre : que faut-il en penser ?

 

Dans un tweet en date du 9 mai, @CassendraPW annonce la parution en juin d’une recherche, cosignée par Stanislas Dehaene, dans le Journal of Computers in Education. Le titre de cette recherche est « Accélérer l’acquisition de la lecture et booster la compréhension avec un entrainement sur tablette basé sur la science ». On remarquera l’expression « la science » faisant penser qu’il n’y aurait qu’une science. Seul le résumé de cette recherche est, dans sa version anglaise, resté public et l’on y accède par le lien suivant.

 

Le plan expérimental utilisé doit être examiné en détail : la population d’enfants étudiée comporte, outre un groupe témoin, deux groupes expérimentaux dont les enfants utilisent soit Elan, le logiciel de lecture consistant en un apprentissage systématique et progressif des correspondances phonèmes-graphèmes, soit l’Attrape Nombre, son équivalent pour les apprentissages numériques : il s’agit d’un logiciel de déplacement sur une ligne numérotée et, donc, d’apprentissage du comptage-numérotage.

 

Le plan expérimental a une grande qualité : les élèves des groupes expérimentaux peuvent, que ce soit pour la lecture ou pour les mathématiques, être persuadés qu’on leur propose le nec plus ultra de la pédagogie. En effet, on se rappelle l’effet qualifié de Pygmalion : un élève réussit mieux ce en quoi son éducateur croit. Dans ce cas, l’effet Pygmalion est neutralisé.

 

Mais ce plan expérimental a deux grandes faiblesses. La première est que les enfants du groupe témoin n’utilisaient pas de tablettes. C’est une erreur grave parce que l’on sait que, lorsqu’on mesure des temps de réponse (le décodage phonème-graphème s’automatise-t-il ?) le seul fait d’utiliser une tablette a un effet d’accélération de la réponse. On ne peut donc pas comparer ces élèves à ceux des groupes expérimentaux.

 

La seconde faiblesse, tout aussi grave, est que l’on assiste à une perte d’effectif importante : de 975 participants au départ, seuls 728 ont complété les 3 tests. En effet, deux enseignants n’ont pas supporté le stress de leurs élèves en échec et ont décidé de quitter le projet en cours de route. De plus trois classes se trompent de post-test : elles réutilisent celui de début d’expérience et non celui de fin d’expérience. Cerise sur le gâteau, les participants restant sont victimes d’un bug informatique, ils perdent leur progression et n’en avertissent pas toujours l’expérimentateur. Or, le mode de récupération de certains de ces élèves dans l’effectif finalement retenu n’est guère convaincant. Remarquons que la possibilité d’un bug informatique est considérée comme un aléa incontournable.  Au final, le nombre de participants restant qui utilisent les tablettes est de 350. On est passé de 975 participants à 350 ! La perte d’effectif, en fin de processus, se révèle catastrophique.

 

Quant aux résultats, l’effet observé est faible et les deux erreurs de protocoles (groupe témoin n’ayant pas de tablette et perte catastrophique d’effectif) suffisent à l’expliquer. L’article n’aurait pas dû s’intituler « Accélérer l’acquisition de la lecture et booster la compréhension avec un entrainement sur tablette basé sur la science. »

 

Qu’en est-il du jeu l’AttrapeNombre, celui où les élèves apprennent à compter-numéroter en se déplaçant sur une ligne numérotée ? On lit dans l’article « scientifique » : "Il est décevant que le jeu l’AttrapeNombre n'ait pas eu d'influence plus spécifique sur la comparaison des nombres et n'ait eu aucun effet détectable sur les compétences en soustraction".

 

C’est un résultat important, négatif mais important ! Il n’y a rien à regretter lorsqu’on obtient un tel résultat : c’est important de savoir qu’un entrainement au comptage-numérotage ne produit pas les effets escomptés ! Pourquoi la publication de l’article sur la lecture ne s’est-elle pas accompagnée de celle d’un autre article intitulé : « On échoue à accélérer l’acquisition du nombre et à booster sa compréhension avec un entrainement sur tablette basé sur la science » ?

 

 

Quand la théorie de Stanislas Dehaene n’a pas de défenseurs

 

En neuropsychologie cognitive, il existe une revue scientifique fameuse parce qu’elle organise le débat scientifique : Behavioral And Brain Sciences. Le principe est le suivant : les auteurs annoncent d’emblée qu’ils vont critiquer un point de vue largement répandu, ils procèdent à une large revue des écrits scientifiques disponibles et donnent ensuite la parole aux chercheurs qui se sentent interpellés. Finalement, les auteurs synthétisent les réponses obtenues et disent ce qu’ils pensent de chacune d’elles.

 

En 2008, Rips et ses collègues (1) affirment d’emblée qu’ils vont critiquer le point de vue de Stanislas Dehaene : … certains chercheurs affirment que la capacité numérique des nourrissons repose sur des grandeurs internes … que les vertébrés non humains utilisent également à des fins similaires (Dehaene 1997; Gallistel & Gelman 1992; Gallistel et al.2006 ; Wynn 1992b)

 

Après une revue savamment menée des écrits scientifiques sur la question, ils concluent que le rôle du langage est déterminant dans l’accès à un « vrai » concept de nombre, et que l’étape décisive est l’accès à l’itération de l’unité : lorsqu’on ajoute une nouvelle unité à une quantité donnée, celle-ci change et son nom change également. Le nom de la nouvelle quantité est le mot qui suit dans la suite verbale infinie des noms de nombres. On peut le dire autrement : dénombrer (pas quantifier seulement !), c’est prendre conscience du calcul +1 répété sous-jacent au comptage.

 

Suite à ce long article, 31 chercheurs répondent à Rips et collègues et, dans un tableau figurant page 672, ces différentes réponses sont organisées de façon synthétique. On a la surprise de constater que sur ces 31 chercheurs, seuls 3 ou 4 au grand maximum défendent le point de vue de Stanislas Dehaene. Pour lire tout ce qui se publie sur le sujet, je peux affirmer que ce point de vue devient de plus en plus minoritaire et qu’en revanche, une approche conceptuelle du progrès émerge de plus en plus (voir le point suivant).

 

 

Quelles sont les approches pédagogiques efficaces ?

 

De mon point de vue, il s’agit des méthodes que l’on peut qualifier de « vygotskiennes » ou encore de « conceptuelles ». J’ai longtemps travaillé avec les chercheurs de l’école vygotskienne de Genève, les plus connus étant Jean-Paul Bronckart et Bernard Schneuwly.

Régulièrement, ils se désolaient de la mauvaise compréhension de la notion de ZPD, qu’ils préfèrent d’ailleurs appeler ZDP : Zone de Développement Prochain. L’enjeu d’un enseignement vygotskien n’est pas de travailler dans la ZPD des enfants parce qu’il n’y a aucune idée de « politique des petits pas » derrière cette notion. L’enjeu est plutôt de créer une zone de développement prochain chez les enfants. Et cette notion est incompréhensible si l’on ne la rattache pas à la distinction que fait Vygotsky entre les concepts quotidiens (enseigner le comptage-numérotage par exemple) et les concepts scolaires, ceux qui ont un avenir scolaire (enseigner d’emblée les stratégies de décomposition-recomposition, par exemple).

 

En psychologie cognitive on distingue de même les connaissances quotidiennes et les propriétés conceptuelles : ce sont celles qui relient les connaissances quotidiennes entre elles, qui empêchent que l’enfant possède seulement des ilots de connaissances quotidiennes non reliées entre elles. L’enfant qui ne construit pas un réseau de connaissances est très vite en échec scolaire parce que sa mémoire est submergée par l’arrivée de connaissances sans lien apparent avec celles qu’il possède déjà.

 

Cette distinction se retrouve chez de nombreux chercheurs reconnus. C’est le cas d’Olivier Houdé qui distingue les heuristiques qui donnent souvent la réponse à une question (dans quelle rangée le nombre de jetons est-il le plus grand ?) mais qui, très vite, sont un leurre (jusqu’à 6/7 ans les enfants ont tendance à pointer la rangée la plus longue). Les enfants doivent apprendre à remplacer les heuristiques par des algorithmes grâce au processus d’inhibition de l’heuristique. C’est encore celui d’André Tricot qui distingue deux types de connaissances : d’une part les connaissances biologiques primaires qui ont été acquises par les générations nous ayant précédé, que l’enfant possède sans qu’elles lui aient été enseignées ou encore qu’il a acquises inconsciemment (apprendre à calculer une soustraction sur une file numérotée en reculant, par exemple) et, d’autre part, des connaissances secondaires pour lesquelles nous n’avons aucune prédisposition particulière et qui tendent à être acquises relativement lentement et avec un effort conscient : apprendre à calculer 12 – 9 en avançant sur une ligne numérique : le résultat est 1 pour aller à 10 et encore 2 pour aller 12, par exemple.

 

Dans un excellent article publié le 24 avril (2) , Yves Reuter  montre de manière convaincante que l’opposition entre ce qui serait une pédagogie magistrale-transmissive et ce qui relèverait de « pédagogies différentes » n’a aucun fondement théorique. En revanche, les oppositions précédentes, elles, sont très bien fondées tant d’un point de vue théorique qu’expérimental.

Puis-je me permettre de parler ici de mon dernier projet, Les Noums CP, une solution pédagogique multimédia (papier-crayon plus numérique) que j’ai élaborée en faisant chaque jour de l’année scolaire 2016-2017 la séquence de mathématiques dans deux CP ? De mon point de vue, elle est vraisemblablement la méthode pédagogique la plus efficace existant actuellement parce qu’entièrement construite autour des propriétés conceptuelles des nombres et des opérations. J’espère pouvoir la présenter par Skype à la commission Villani – Torossian dont l’une des missions consiste à rechercher ces pédagogies efficaces.

 

 

Que faut-il penser de Lumni ?

 

Aujourd’hui, les propositions d’usage du numérique de Stanislas Dehaene ne sont pas les seules, Lumni en est une autre, importante aux yeux du Ministre. Que faut-il en penser ?

 

Les méthodes qui viennent d’être décrites se démarquent de toute proposition qui verse dans l’éclectisme pédagogique, tantôt en enseignant le comptage-numérotage, tantôt en mettant l’accent sur les décompositions des nombres. Le degré de difficulté des deux stratégies n’est pas le même et tout éclectisme pédagogique conduit irrémédiablement à l’emploi de la stratégie de plus bas niveau, le comptage-numérotage.

 

L’exemple le plus connu d’éclectisme pédagogique est Lumni qui enseigne le comptage-numérotage pour calculer les doubles. C’est une erreur grave. En effet, les petits doubles sont mémorisés facilement grâce à la comptine : « un plus un, deux ; deux plus deux, quatre… ». Quant aux grands doubles, leur calcul est une excellente occasion d’utiliser les décompositions utilisant le repère 5 (6 + 6 = 5 + 1 + 5 + 1). Lumni croit « rattraper le coup » en consacrant des séances aux décompositions des nombres. Mais il faut le répéter : le meilleur moyen de s’approprier des connaissances ne consiste pas à les rencontrer un ou deux jours seulement lors des leçons consacrées à cette connaissance, il consiste davantage à utiliser cette connaissance pour en construire d’autres, seul moyen d’élaborer un réseau de connaissances.

 

 

Pour conclure…

 

Devant tant d’analyses erronées, ou du moins mal fondées, alors qu’elles sont présentées comme correspondant à l’état de la science, j’aurais envie de m’adresser à mes collègues du Conseil Scientifique de l’Éducation de la manière suivante : ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de dire à Stanislas Dehaene que ça suffit, qu’il ne peut pas continuer ainsi à imposer ses convictions à l’ensemble des enseignants français alors qu’elles sont de plus en plus minoritaires à l’échelle mondiale. Il faut laisser les enseignants avoir une pratique pédagogique cohérente avec d’autres éminents chercheurs que sa personne, l’école française s’en portera bien mieux.

 

Rémi Brissiaud

Maitre de Conférence honoraire de psychologie des processus cognitifs

 

Notes :

1  Behavioral and brain sciences (2008) 31, 623–687

2  TRACeS de ChanGements / TRACeS 245 - Pédagogies actives - avril 2020 / Faire ou ne pas faire ? Telle n’est pas la question pédagogique

 

 

 

 
Par fjarraud , le lundi 15 juin 2020.

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