Le film (confiné) de la semaine : Hauteclaire ou le bonheur dans le crime de Jean Prat 

A quoi tient le jeu d’un acteur ? Comment reconnaît-on son talent ? Lorsque Jean Prat, réalisateur de télévision confirmé, en 1961, confie à Michel Piccoli le rôle du comte de Savigny dans « Hauteclaire ou le bonheur dans le crime », adaptation d’une nouvelle de l’écrivain Barbey d’Aurevilly, le comédien régulièrement sollicité par le petit écran, n’a pas encore pris la stature que lui donneront ses rôles dans « Le Mépris » de Jean-Luc Godard et « Dom Juan » de Marcel Bluwal, deux ans plus tard.  Pourtant, avec la débutante (et impressionnante) Mireille Darc, il forme un couple d’amants criminels, suscitant une fascination dérangeante. En affranchissant le récit et le tournage en décors naturels des contraintes littéraires, Jean Prat, servi par deux interprètes brillants, met au jour l’atmosphère oppressante d’une petite ville bigote et puritaine sous la Restauration, le poids encore prégnant de la noblesse sur une société hiérarchisée. Fidèle à l’esprit d’un texte sulfureux, - entre forêts profondes, haute demeure et lieux secrets voués à l’escrime, à travers les contrastes tranchants d’un Noir et Blanc somptueux-, le réalisateur filme surtout les éclats insaisissables d’un amour impensable.

 

Médecin conteur et unique témoin

 

Assis à son bureau cossu et chargé, le Dr Torty (Paul Frankeur) nous regarde et s’adresse à nous. Sa voix off accompagnera d’ailleurs régulièrement les péripéties du récit en question. Il dit s’apprêter à nous raconter une histoire avec le sérieux et l’exactitude propres à son métier. Il se revendique ‘matérialiste’ et ajoute : ‘Je n’ai pas le goût de la morale’.

 

La caméra en liberté, en de larges plans d’ensemble, nous découvre le village de Nouville dans le Cotentin, ses ruelles, la nature toute proche, les grandes forêts, et sur les hauteurs, quelques demeures et châteaux où vivent les familles bien nées. Au cœur de Nouville dite ‘la bretteuse’, la grande salle aux murs voutés où Stassin, le maître d’armes, entraîne au combat des amateurs d’escrime, tous jeunes gens de bonne compagnie et de noble extraction. Pendant ce temps, on apprend à notre homme que son épouse vient d’accoucher d’une fille. A défaut d’être père d’un garçon, il se résout à appeler son enfant ‘Hauteclaire’ (comme l’épée d’un preux). Un prénom officialisé lors du baptême à l’église.

 

Hauteclaire perd sa mère et est élevée par son père  dans la pratique et la passion de l’escrime  où elle se révèle dés l’adolescence meilleure que son maître. En robe longue cintrée  et la figure recouverte d’un voile sombre, ou en tenue moulante d’escrimeuse, portant un casque et un masque grillagé noir, Hauteclaire ne laisse aucun homme voir son visage. A l’exception de son père et du médecin. Ce dernier lui prête d’ailleurs des livres, de poésie notamment, qu’elle lit la nuit avant d’y renoncer sur injonction paternelle. Port altier, silhouette longiligne, promenade dans la campagne seule sur un cheval blanc…le mystère entourant sa personne (et sa personnalité) allume la curiosité des jeunes gens qui rêvent de l’affronter au combat et d’obtenir d’elle qu’elle ôte son masque. En vain.

 

Mariage arrangé, passion secrète, crime partagé

 

Regard (et redingote) de velours, visage impassible, silhouette élancée de cavalier émérite et d’escrimeur invincible, le comte de Savigny, revenu de Paris au village pour y épouser la jeune et noble Delphine, ne passe pas inaperçu lorsqu’il s’avance dans la salle d’entraînement auprès du maître d’armes.  L’élégance d’allure alliée à la facilité du phrasé atteste de la noblesse des origines, affichée avec une certaine désinvolture soulignée par le jeu subtil de Michel Piccoli. L’invitation lancée à sa fille par Stassin pour qu’elle défie au combat l’escrimeur réputé marque un tournant décisif dans l’histoire contée par le Dr Torty. Ces deux-là se reconnaissent immédiatement, comme s’ils avaient trouvé l’un et l’autre leur alter ego. Et nous voyons Hauteclaire prête à montrer son visage au seul homme qui lui ‘ressemble’.

 

Le mariage prévu a cependant lieu et personne ne prête attention  (sauf notre témoin à l’œil aiguisé) pendant la cérémonie religieuse à la présence d’une Hauteclaire élégamment vêtue, le visage caché par un voile foncé. La vie maritale du comte et de la comtesse  de Savigny  (Clotilde Johanno) s’organise au château et nous faisons plus ample connaissance avec la jeune comtesse aux yeux de biche, aux manières délicates en créature engoncée dans le conformisme,  plus sensible aux promenades en calèche qu’aux cavalcades à cheval.

 

Hauteclaire surprend encore par une initiative scandaleuse qui fait jaser avant que la clientèle masculine ne se détourne de l’escrime au profit des parties de chasse : la fille Stassin (qui a pris la tête de la salle d’entraînement à la mort de son père) disparaît sans laisser de trace…

Le temps passe. Appelé au chevet de la comtesse souffrante, le médecin (et témoin unique de cette histoire extraordinaire) reconnait en Eulalie, la servante attitrée de la fragile jeune mariée, Hauteclaire (dont il était le seul au village à avoir vu le visage sans masque). Ainsi donc, il n’en doute plus,  l’amoureuse s’est faite servante au château pour se rapprocher de son amant. Peu de temps s’écoule encore au cours duquel le médecin tente de guérir une malade de plus en plus affaiblie, laquelle lui demande de tenir une ultime (et infernale) promesse, avant de mourir empoisonnée.

 

Mise en scène d’un amour impensable

 

Aussi, devant nous, avec la voix off du Dr Torty en commentateur rempli d’une froideur scientifique, de frôlements de mains en rapprochements furtifs, de duels nocturnes et joutes enflammées à fleurets mouchetés, la cartographie souterraine d’une passion indestructible sort de l’ombre, d’éclats fugitifs en affichage au grand jour et à la vue de tous.

 

Le choix des décors et des paysages (château surélevé aux multiples escaliers et recoins, entouré d’un grand parc  et  bordé de forêts épaisses, nature où il fait bon monter des chevaux et les lancer au galop…) donnent une autre respiration à un récit charriant la fureur et le crime, la passion et la mort. Il fait souffler un parfum de scandale et un vent de liberté sur le destin hors du commun de ces amants terribles, sortant de la nuit du double jeu et de la dissimulation aux clairs-obscurs de l’exercice caché de leur passion commune, l’escrime, jusqu’à la lumière crue d’une après-midi paisible. Un moment étrange où Hauteclaire compare leur couple (‘immuablement beau malgré le temps, immuablement heureux malgré leur crime’ comme le souligne le Dr Torty) à l’éternité des deux chiens de pierre se faisant face sur le perron du château. Pour incarner l’absolutisme de ce duo indifférent à l’ordre du monde, si Mireille Darc fait merveille en escrimeuse cuirassée et masquée au pouvoir viril, se métamorphosant en maîtresse passionnée déguisée en servante soumise, Michel Piccoli force le respect tant il fait passer dans la retenue des expressions de son visage et les inflexions de son corps toutes les ambivalences et les pulsions souterraines d’une passion hors-normes, au-delà de la morale. Une passion sans limites au diapason des infinies ressources de son talent.

 

Samra Bonvoisin

 

« Hauteclaire ou le bonheur dans le crime », film de Jean Prat-sur le site de l’INA, plateforme ‘madelen.fr ‘; inscription nécessaire pour deux mois d’abonnement gratuit.

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 27 mai 2020.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces