Le film de la semaine : « Ceux qui travaillent » de Antoine Russbach 

Quel sens donnent ceux qui travaillent à leur existence dans nos sociétés occidentales à l’heure des échanges mondialisés et dématérialisés ? Et s’ils font partie des cadres dirigeants et adhèrent, a priori consciemment, au modèle libéral dominant ? Pour son premier long métrage multi-récompensé, Antoine Russbach, jeune réalisateur d’origine suisse et sud-africaine, formé en Belgique à l’Institut des Arts de diffusion de Louvain-la-Neuve, se démarque du cinéma de dénonciation idéologique comme de la simple critique sociale. A partir d’un script documenté et rigoureux –écrit avec Emmanuel Marre-, le cinéaste nous confronte au quotidien sous haute tension de Frank, cadre au sein d’une grande compagnie de fret maritime pour laquelle il est totalement investi. Situation d’urgence à bord d’un cargo lointain et impératif de rentabilité d’une entreprise géante le conduisent à une décision solitaire et radicale, aux conséquences tragiques. Face à cet événement majeur, qui lui coûte son poste, le ‘col blanc’, jusque là dédié à une activité professionnelle lui assurant bien-être familial et opulence matérielle, traverse une crise existentielle dépassant l’habituelle remise en cause de l’asservissement aux folles exigences du marché. Maintenus dans une proximité dérangeante avec un personnage opaque et silencieux, nous assistons à sa ‘sortie de route’ et à l’onde de choc qui s’en suit. Et  des questions nous taraudent encore. Comment des collectifs humains aux ramifications planétaires engendrent-ils des ‘donneurs d’ordres’ monstrueux qui ne voient ni le bout de leurs actes ni leurs funestes effets ? Dans quelle mesure consentons-nous à ce désordre du monde ? A qui profite le crime de « Ceux qui travaillent » ainsi ?

 

Mur de silence, parole fatale

 

Sous le jet de la douche, un dos massif, cadré en plan rapproché, à la hauteur des larges épaules et de la nuque costaude, envahit l’écran, accompagné de cris étouffés modulés en fonction des variations de la température de l’eau. Dans une maison cossue aux teintes et aux lignes claires, le rituel matinal avant le réveil des enfants et le départ pour le travail de Frank (Olivier Gourmet), père de famille et cadre supérieur au siège d’une vaste compagnie de fret maritime. Sa rude journée de bureau commence, au volant d’une automobile confortable, par des échanges avec les interlocuteurs et des ordres donnés à l’oreillette à partir du portable encastré dans le tableau de bord. Par la vitre avant, nous voyons défiler ce que Frank voit chaque jour devant se yeux : les haies vertes comme des hauts murs entourant les villas du quartier chic où il réside. Pas de musique mais des sons feutrés comme si le véhicule protégeait son conducteur  des bruits envahissant de l’extérieur. Parfois, sur le chemin qui mène à l’école où il conduit sa fille, à des moments fugitifs, nous apercevons la mer, comme si nous étions dans une ville portuaire.

 

L’arrivée au pas de charge sur le lieu de travail amplifie le climat de tension déjà installé. Vastes bureaux métalliques et lumineux, open spaces et forêts d’ordinateurs sans signes distinctifs dessinent un environnement efficace et fonctionnel. Frank, visage fermé, économise ses mots, règle les problèmes rapidement, insiste auprès de ses collaborateurs sur la nécessité de respecter les délais. Une attitude de management énergique qui va à l’essentiel, dépourvu de toute charge émotionnelle. Jusqu’au jour où l’appel de détresse en pleine mer  lointaine d’un capitaine de cargo (et transporteur pour la compagnie), demandant conseil pour résoudre un problème complexe, oblige notre col blanc emmuré dans ses habitudes à faire un choix capital. Dans l’urgence, sans consulter quiconque, il prend une décision radicale, en accord à ses yeux avec les intérêts économiques de l’entreprise. Les conséquences tragiques de l’ordre entraînent la perte de son poste.

 

Stupeur et tremblements

 

A partir de cet instant, le sol se dérobe sous ses pieds et la vie de Frank bascule dans l’inconnu. Enfermé dans le silence, dénué d’accès à sa propre intériorité, l’homme sans qualités continue chaque jour à quitter le domicile familial comme s’il se rendait au travail. Un déni d’autant plus violent que ses relations dans le milieu s’éloignent d’un ancien collègue à la réputation devenue sulfureuse et lui laissent peu d’espoir de retrouver sa place au sein d’un système avec lequel il faisait corps.  Loin de nous l’intention de dévoiler l’étendue ou les limites de la remise en cause que ce coup du destin provoque chez lui.

 

Disons cependant que le cinéaste pose un regard empathique sur Frank, monstre froid et décideur placide. Et la caméra, dans sa précision et sa cruauté, met au jour les rares manifestations du séisme intime, source du désordre intérieur chez ce personnage au bord de l’inhumanité. Ainsi retrouvons-nous Frank en état d’ivresse, couché en boule sur le lit d’une chambre d’hôtel, après une saoulerie entre cadres au chômage. Et de ce corps massif s’échappe un grand sanglot bruyant. Plus tard, une lente, longue (et visiblement inhabituelle) étreinte avec sa femme (Delphine Bibet), douce compagne des bons et des mauvais jours, permet à l’aveu (la perte de son travail) de venir jusqu’à ses lèvres. Nous nous interrogeons aussi sur l’étrange relation, sans démonstration d’affection, qui le lie à ses enfants. A son fils adolescent qui lui réclame la dernière génération de téléphone mobile, le père impassible répond par la négative et écrase de la main le portable de son enfant contre le rebord de la table en un geste d’une violence inouïe, à la mesure de la détestation inspirée par cette exigence de nanti.

 

Il nous faut attendre l’escapade avec sa fille cadette Mathilde (Adèle Bochatay) -dans les hangars où sont entreposés fruits et légumes, puis sur les quais d’un grand port- où rencontre fortuite d’un vieux capitaine de bateau et réponses aux interrogations de son enfant  donnent alors chair et corps aux flux mondiaux de marchandises et au métier de Frank.  Sur quoi va déboucher  pareille crise existentielle ? Un repas avec son épouse et ses quatre enfants (la famille réunie pour la première fois à l’écran) ouvre encore le champ des possibles. A travers un épisode dramatique (jamais révélé), le père déchu dit pour la première fois d’où il vient, de la terre, de la ferme, de la misère.

 

En dépit de ces brèches ouvertes dans le mur du silence et de l’indifférence, la tension dramatique se maintient et le réalisateur ne nous accorde aucun répit. Au-delà d’une supposée prise de conscience de son personnage principal et d’un hypothétique changement complet d’existence, « Ceux qui travaillent » met au jour sans complaisance la dimension criminelle d’un système qui s’appuie sur la responsabilité de ceux qui le servent.

 

Tableau clinique pour fable politique

 

Antoine Russbach refuse à tout crin de condamner Frank et évoque le trouble suscité en lui par l’assassin d’enfants, le « M le Maudit », de Fritz Lang. Sa manière de filmer Frank résonne en effet avec le regard qu’il nous conduit à porter sur son personnage. Le cinéaste adopte un point de vue teinté de froideur, presque clinique, mettant en évidence la carapace d’indifférence d’un homme emmuré, dans une absence d’affects, sans accès à sa propre intériorité ni ouverture aux autres, engagé tout entier dans un travail d’organisation jusqu’aux limites de l’abstraction. La fiction nous met, comme Frank (magistralement incarné par le comédien Olivier Gourmet), sous la pression d’un contexte socio-économique  à l’ère de la mondialisation anonyme, de la violence et de l’inégalité des échanges. En pointant la déshumanisation désolante et la monstruosité coupable de son antihéros, le jeune cinéaste ne nous dispense pas de nous ouvrir à d’autres questionnements. Grâce à « Ceux qui travaillent », fable politique, nous savons en tout cas ‘qui remplit nos supermarchés’, comme le souligne le réalisateur. Et nous saisissons en filigrane ce qui nous menace : la disparition du sentiment.

 

Samra Bonvoisin

« Ceux qui travaillent », film de Alain Russbach-sortie le 25 septembre 2019

 

Festival du cinéma suisse, Prix du meilleur film, Prix du meilleur scénario, Festival Premiers Plans d’Angers, Prix du public, Sélection officielle du Festival de Locarno, 2019

 

Par fjarraud , le mercredi 25 septembre 2019.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces