Le film de la semaine : « Inna de Yard » de Peter Webber 

La musique peut-elle raconter l’histoire d’un pays et de son peuple ? En quoi le Reggae, genre musical mythique, incarne-t-il encore aujourd’hui l’âme de la Jamaïque, trente-huit ans après la disparition de Bob Marley ? Guidé par sa passion adolescente et ses goûts musicaux forgés à Londres dans les années 1970, le réalisateur britannique Peter Webber trouve le chemin artistique pour remonter aux sources de cette musique en compagnie des pères fondateurs et de quelques représentants de la nouvelle génération. Au cœur d’une des plus belles îles des Caraïbes, sur les hauteurs d’une terrasse de Kingston, en plein air, la caméra saisit un moment exceptionnel dans l’existence de ces figures légendaires et de leurs fougueux continuateurs : la réunion des chanteurs et des musiciens pour l’enregistrement d’un concert extraordinaire avec une orchestration acoustique. A travers l’aventure humaine du collectif de reggae, nommé « Inna de Yard » -littéralement ‘dans la cour’- et le spectacle enthousiasmant de sa talentueuse prestation, le documentaire foisonnant de Peter Webber fait renaitre pour nous les sources artistiques, spirituelles, appréhender l’enracinement social et politique d’un art populaire, voix puissante des opprimés de toujours, vibrant vecteur des aspirations d’une jeunesse exubérante.

 

Légendes vivantes du Reggae

 

Kingstone, Jamaïque. Ils sont venus, ils sont tous là. Plus de trente ans après la révolution musicale qu’ils ont initiée, vétérans du Reggae (Kiddus, Ken Boothe, Cedric Myton, Winston Mc Anuff…), entourés de ‘jeunes pousses’ fringantes (Var, Jah9…), se retrouvent pour enregistrer en plein air un concert exceptionnel avec musiciens et orchestration acoustique inédite. Et ce, pour revisiter les titres légendaires de leur prestigieux répertoire, en osmose avec les paysages époustouflants de leur île à la végétation luxuriante.

 

Corps marqués, visages burinés, tenues bariolées et chevelures abondantes, les figures mythiques ici réunies débordent d’une énergie originelle, un temps mise à mal par des revers de fortune, revigorée par leur récent ‘come back’ et le dynamisme de nouveaux venus inventifs. Captés d’emblée en plein concert, au milieu des autres compagnons de chant et des instrumentistes (piano, basse, guitare sèche, percussions traditionnelles, cuivres, accordéon) rassemblés pour l’occasion, ils nous entraînent par leurs voix chaudes et suaves dans les tempi dissonants, les rythmes alternant vivacité et nonchalance d’une musique envoutante, entre soul, gospel et autres connotations rocks d’inspiration américaine.

 

Très vite, le réalisateur, porté par l’admiration intacte pour les idoles de ses années de formation, individualise notre champ de vision et met au jour, à travers les témoignages singuliers, pleins de franchise et de lucidité, les destinées tumultueuses de ces personnages hors du commun. Pour la plupart issus des bidonvilles ou des régions rurales de la Jamaïque, ils créent une musique à la mesure de la misère dont ils sortent, de l’humiliation et de l’oppression dont leur pays porte encore les traces (conquête espagnole puis colonisation britannique au XVIIème siècle, soulèvement des Noirs en 1865, indépendance en 1962…). Crooner ‘rocksteady’, ancien hippy révolutionnaire, chanteur mystique et modeste père de famille nombreuse, danseur électrique…La diversité des talents du groupe laisse entrevoir, au fil des paroles intimes, de l’âge d’or précoce à la renaissance tardive, les flambées de gloire et les trous noirs qui émaillent chaque parcours de vie de ses frères en rébellion.

 

Le Reggae, musique populaire, chant de lutte

 

Pas question, pour évoquer pareilles aventures humaines, de rester les deux pieds dans le même sabot derrière une caméra statique. Le réalisateur, galvanisé par la vitalité du groupe réconciliant anciennes et nouvelles générations, nous immerge aux côtés des géniaux interprètes, nous fait sentir la flamme dans leur voix, la source spirituelle de leur inspiration, le souffle de la révolte. La caméra file parfois à vive allure dans les rues cabossées de Kingston, les forêts noueuses et verdoyantes, les bords de mer aux eaux scintillantes, sur des rythmes reggae, au diapason du cœur battant de la Jamaïque d’aujourd’hui, de la mémoire vive des soulèvements passés aux images cinglantes de manifestations récentes.

 

A ce titre, la présence de Jah9, artiste noire et militante féministe au talent protéiforme et à la carrière internationale, prend valeur de symbole. Depuis la sortie de deux albums en 2013, sa voix et ses créations –inspirées à la fois par la religion rasta et les chanteuses de blues Nina Simone et Billie Hallyday- portent haut et fort dans un pays encore très misogyne. Son engagement dans l’aventure de « Inna de Yard » et sa propre réinterprétation d’un Reggae moderne (‘New roots’) confèrent à ces retrouvailles originales une dimension émancipatrice.

 

A la faveur de ce documentaire épatant, nous découvrons sous un nouveau jour Peter Webber, auteur de grands films de genre comme « La Jeune fille à la perle » en 2003 ou « Crimes de guerre » en 2012. Notre homme, amateur éclairé de musique classique et fan du Reggae de son enfance, nartage avec nous sa passion pour ce genre musical en nous faisant voir et entendre à la fois l’histoire de la Jamaïque, l’histoire d’un peuple et l’aventure humaine des inventeurs du Reggae. Comme le déclare avec fierté l’un des protagonistes de « Inna de Yard » : ‘Certains pays ont les diamants, d’autres les perles, nous, nous avons la musique !’.

 

Samra Bonvoisin

« Inna de Yard », film de Peter Webber-sortie le 10 juillet 2019

 

 

 

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 10 juillet 2019.

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