Le film de la semaine : « El Reino » de Rodrigo Sorogoyen 

Détournements de fonds publics, opérations immobilières douteuses, blanchiments d’argent sale, l’Espagne n’est pas épargnée par les scandales de corruption depuis la crise de 2008 en particulier. Le réalisateur Rodrigo Sorogoyen et sa coscénariste Isabel Pena ne manquent pas de sources d’inspiration à puiser dans la réalité politique de leur pays pour imaginer une fiction policière hallucinante de vérité. Tout en se pliant aux lois du genre, « El Reino » s’affranchit des codes esthétiques pour se muer en un suspense psychologique haletant associé à une dénonciation implacable de mœurs politiques indignes. En adoptant le point de vue, fébrile et paranoïaque, de son héros solitaire (un politique influent et ‘ripou’ pris dans un engrenage dément enclenché par sa volonté d’échapper à la justice), le cinéaste espagnol met au jour avec maestria le pitoyable destin d’un puissant en chute libre. A travers la figure complexe d’un corrompu aux abois, devenu une proie lâchée par les siens, Rodrigo Sorogoyen dresse le portrait caustique et féroce d’une société follement injuste au sein de laquelle des représentants politiques prétendent profiter de leur position dominante en toute impunité.

 

Vertige du pouvoir

 

Face à la mer bleutée, sa plage ensoleillée, son horizon sans limites, l’homme aux cheveux bruns dans la force de l’âge semble en pleine forme si bien que nous ne sommes pas étonnés par sa rapidité lorsqu’il se retourne pour gagner au pas de course le restaurant (luxueux) le plus proche. Là l’individu pressé rejoint une assemblée à majorité masculine attablée autour de bons plats, plus occupée à parler affaires qu’à apprécier les saveurs du repas. Gestes amples, agitation corporelle et vitesse des propos au débit saccadé ne nous permettent pas de déceler clairement les sujets de conversation. Dans un premier temps, nous reviennent en mémoire quelques images de la volubilité et de la fébrilité des mafieux et protagonistes des « Affranchis » de Martin Scorsese [1990]. Manuel Lopez-Vidal (incarné magistralement par Antonio de la Torre, comédien fétiche du réalisateur), le personnage principal ici, n’est cependant pas un gangster au sens strict du terme. Homme politique important de la région, il est sur le point d’être intégré à l’équipe dirigeante de son parti. La vie est belle, le ciel lumineux. Il n’y a pas une minute à perdre pour en profiter pleinement. En compagnie de sa famille et d’un petit groupe d’amis, il fête son anniversaire à bord d’un yacht : le champagne ne manque pas ni la montre de marque en cadeau ostentatoire. Quelque temps plus tard, cette existence de rêve se transforme en cauchemar éveillé à la faveur de la révélation d’une affaire de corruption touchant d’abord un de ses familiers. Un scandale public qui bientôt le menace directement. Le vertige du pouvoir et le sentiment d’impunité conduisent le politicien corrompu (et en grand danger) à adopter une politique du ‘sauve-qui-peut’,  peu conforme aux convictions qu’il affiche.

 

Un tournant dans sa vie et dans la fiction qui constitue un coup de maître en termes de mise en scène, en accord avec le propos du cinéaste : ‘au lieu d’assumer sa faute et d’accepter sa culpabilité, il s’oppose à tout et à tous pour ne pas finir en prison’.

 

Thriller paranoïaque, mise en scène électrique

 

Faisant fi des conventions du genre, le politicien véreux  ne devient pas seulement la cible de policiers acharnés à attraper le justiciable. De plus en plus seul, rejeté par les copains et les membres de sa famille politique, il s’acharne à fuir tous ceux qui ont le pouvoir de lui nuire, à la vitesse d’un cheval au galop, happé par l’urgence. Par la ruse du metteur en scène (alternance de plans caméra à l’épaule et de prises de vue lointaines dans le style de la vidéosurveillance), nous sommes constamment aux côtés du fugitif, plongés comme lui dans le présent perpétuel d’un engrenage infernal dont personne ne maîtrise plus les rouages. Et le piège dramaturgique fonctionne si bien que nous nous surprenons en train de craindre pour l’intégrité physique du voyou survolté. Dans le même temps, le corps et l’esprit aux aguets, Manuel Lopez-Vidal poursuit sa course folle, se méfie des ombres de la nuit (même dans une station-service vaguement éclairée), fait le mort encastré dans les tôles froissées d’une automobile accidentée, multiplie les stratagèmes pour que d’autres, plus gros que lui, soient emportés dans sa déchéance probable.

 

Le script, plein de retournements stupéfiants, n’en néglige pas pour autant les motifs habituels du film noir. Ainsi le (vrai) registre de la comptabilité (parallèle) tenue à la main par le trésorier de l’organisation (et contenant une liste compromettante de noms de personnalités) joue-t-il un rôle décisif dans plusieurs rebondissements ou bifurcations d’un suspense proprement hallucinant. Les ressorts de cette pitoyable tragédie, -modulée habilement par la partition musicale d’Olivier Arson, d’abord mélodieuse jusqu’à l’euphorie puis lancinante et répétitive-, sont si puissants que notre immersion dans la perception troublée du protagoniste, par tous persécuté, nous conduit à douter de ce que nous voyons. Comme si cette course poursuite, au lieu d’obéir aux règles d’un suspense classique, se métamorphosait en épopée de folie, en délire paranoïaque. De la jouissance et de la gloire en plein soleil aux ténèbres de la violence et à la froideur des spots d’un plateau de télévision, nous n’en dirons pas plus sur le drôle de sort réservé au bandit politique revêtu du costume citoyen.

 

Salué par le public et la critique, « El Reino » figure de manière percutante l’étrange ‘royaume’ dans lequel évoluent aujourd’hui certains hommes politiques en Espagne et ailleurs. Contrairement à la grande famille de la mafia d’origine italienne, menée par son patriarche défendant la solidarité et la fidélité au clan comme des règles intangibles [« Le Parrain I », Francis Ford Coppola, 1972], l’homme politique espagnol imaginé par Rodrigo Sorogoyen ne se soumet à aucune ‘morale’ collective. C’est un loup solitaire, rejeté de tous et prêt à trahir chacun, livré à son instinct de survie, incapable d’assumer ses responsabilités. Par un raccourci impressionnant, le cinéaste fait sauter les barrières entre la mafia et le monde politique en focalisant notre regard sur les agissements criminels de Manuel Lopez-Vidal, politicien de fiction, pur produit d’une démocratie menacée par la corruption et le dépérissement de l’intérêt général.

 

Samra Bonvoisin

« El Reino », film de Rodrogo Sorogoyen-sortie le 17 avril 2019

Récompenses : 7 Goyas, Espagne, 2019 ; Prix de la critique, Festival international du film policier de Beaune, France 2019

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 17 avril 2019.

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