Le film de la semaine : « Ray & Liz » de Richard Billingham 

Refuser la compassion et filmer frontalement le quotidien chaotique et misérable d’une famille précaire –Ray, Liz et leurs trois enfants-, dans la banlieue de Birmingham dévastée par le chômage durant les années 80, celles du gouvernement Thatcher. C’est la tache artistique que se fixe ici Richard Billingham, photographe et vidéaste britannique. Un projet essentiel puisque le créateur,  pour sa première fiction cinématographique, transforme ses propres parents, incarnés par des comédiens confirmés, en héros du grand écran. Il remonte ainsi dans le temps difficile de son enfance sans affection, contrainte à la débrouillardise, source d’une sauvage liberté. Même si le regard du photographe s’est ouvert à d’autres domaines (les animaux dans les parcs zoologiques, les paysages proches et lointains), son travail documentaire se construit, dès le milieu des années 90, à travers des photographies et des vidéos de sa mère obèse et de son père alcoolique. Des créations saisissantes, sans jugement aucun, rendant leur dignité aux personnes représentées. Avec « Ray & Liz », Richard Billingham, fidèle à cette exigence fondatrice, élève ses parents, irresponsables et inconséquents, produits d’une société implacable pour les pauvres, au rang de personnages de cinéma. Des êtres fantasques et poétiques à l’image de ce film juste, cruel et mélancolique, d’une rare beauté plastique.

 

Dans le nu de la vie

 

Un gros plan d’une mouche posée sur une table en formica dans la lumière voilée d’une chambre monacale où nous découvrons allongé sur un lit un vieil homme au visage émacié. Près de la fenêtre des bouteilles pleines de bière. Voici Ray au soir d’une existence minuscule, ponctuée par les visites d’un fils pressé et de son ancienne femme volubile et hostile. Quelques instants fragmentaires que la caméra nous livre en s’attardant sur des détails significatifs (le premier verre d’alcool au lever accompagné d’un cri rauque, l’ouverture de la fenêtre suivi d’un regard las sur la rue en bas…). Puis nous basculant dans un autre temps, celui où Ray plus jeune et déjà alcoolique vit avec Liz, opulente brune, couverte de tatouages, engoncée dans une robe à fleurs multicolores, cigarette aux lèvres.

 

Une mère plus occupée à agrandir son bric-à-brac de petits objets décoratifs et à assembler les pièces de puzzles inachevés qu’à accorder quelque attention à ses enfants. Trois fils livrés à eux-mêmes, tandis que leur père, passif et enivré, se retrouve, après son licenciement, définitivement exclu du monde du travail.

 

Papiers peints miteux tapissant les murs crasseux, ménagerie d’animaux domestiques et de perruches plus remuantes que les adultes occupés à meubler l’oisiveté, fils tantôt rêveurs et silencieux à l’intérieur, tantôt vagabonds et aventureux à l’extérieur…Chez Ray et Liz , dans cet univers loufoque et miséreux, personne n’est là pour protéger les enfants de tous les dangers  ni pour leur manifester quelque affection. Arnaqueurs à la petite semaine volant plus pauvres qu’eux, agresseurs potentiels rôdant aux abords de la cité, les risques ne manquent pas mais rien n’empêche les gamins de fuir l’étouffant appartement familial et de partir à la découverte du monde, même si l’exploration est bornée par la périphérie urbaine de grands ensembles sordides.

 

Réalisme brut, fantaisie poétique

 

A la faveur de cette remontée dans les temps de sa jeunesse puis de son adolescence, Richard Billingham se replonge dans l’intensité de souvenirs prégnants et nous en restitue l’expérience vécue dans sa férocité traumatisante. Au-delà de la description sèche d’un contexte familial et social délétère, le cinéaste porte un regard affuté, ‘sans compassion ni passion’ (selon l’analyse de l’actrice Ella Smith) sur ses parents, leur personnalité respective (elle activement déterminée sans objectif, lui fragile et brisé, à l’effondrement lent) et l’environnement, foutraque et loufoque, que ces derniers se fabriquent dans les marges de la société, au bord du gouffre.

 

Sans masquer la solitude sans fond de chacun des membres de cette famille de perdants, la fiction invente à chaque séquence ses formes nouvelles (longs plans fixes sur des visages immobiles, focalisation sur d’infimes détails d’attitudes, choix d’éclairages mettant en évidence un bouquet artificiel ou un motif fleuri défraichi) et les rebondissements d’une existence insensée a priori sans relief. L’attention aigüe aux êtres et aux choses ne manifeste pas seulement la volonté obsessionnelle de recréer fidèlement l’esprit, farfelu et irresponsable, de ses géniteurs. Par son souci graphique et pictural, ses bizarreries associatives, la mise en scène distille des trouées d’imaginaire et de poésie au cœur du quotidien le plus sinistre. Ainsi, lorsque l’enfant perdu dans les bois, à quelques pas sans doute de la cité voisine, perçoit le cri d’une femme déchirant la nuit sans en connaître l’origine,  sommes-nous plongés en pleine mythologie des contes de fées, celle des ogres et des petits Poucets.

 

Ne nous fions pas seulement à la soif de vérité revendiquée par le cinéaste et  exigée auprès des comédiens aguerris (Justin Salinger, Ella Smith, Patrick Romer, Deirdre Kelly, entre autres interprètes tous épatants). Richard Billingham manifeste ici la volonté esthétique de recomposer l’existence chaotique de ses parents et l’expérience de son enfance difficile au sein de cette famille en délitement chronique. L’exercice de transposition cinématographique de souvenirs anciens s’apparente parfois à la précision minutieuse chère à l’écrivain Marcel Proust. « Ray & Liz » confère surtout à ses précaires,  des laissés-pour-compte ‘trash’ et magnifiques, le statut de stars dignes du grand écran par la grâce de Richard Billingham, fils affranchi de ses carences affectives, enfant réconcilié avec ses origines et nouveau cinéaste de talent.

 

Samra Bonvoisin

« Ray & Liz », film de Richard Billingham-sortie le 10 avril 2019

 

Sélections et prix dans de nombreux festivals du monde entier (Locarno, Toronto, Lisbonne, Thessalonique, Séville, Angers ‘Premiers Plans’)

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 10 avril 2019.

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