Bien-être : Sophie Gaujal : L’approche sensible en cours de géographie, un ingrédient du bonheur ? 

L'expression artistique, la sensibilité sont des chemins qui peuvent amener à la géographie. Sophie Gaujal, professeure d'histoire-géographie au lycée J Prévert de Boulogne-Billancourt,  porte cette conviction avec une sureté qui a déjà entrainé de nombreux enseignants.  Son travail sur la cartographie sensible s'articule entre géographie de terrain et pratique artistique. Ses recherches portent sur l’articulation de la géographie spontanée et de la géographie raisonnée, c'est-à-dire de la manière dont l'expérience sensible de l'espace peut être intégrée dans le cours de géographie. Pour cela, elle expérimente différentes pratiques artistiques comme la performance, la photographie, la visite sensible et la carte sensible. Elle s'en explique dans cet entretien.

 

Il semble que vous ayez cherché à comprendre si l'approche sensible en cours de géographie était un ingrédient du bonheur. Pouvez-vous nous en parler et nous dire comment vous en êtes venue à travailler sur ce sujet ?

 

Je suis enseignante d'histoire-géographie depuis une vingtaine d’année, et historienne de formation. J'ai découvert la géographie sur le terrain, en l’enseignant et je me suis rendu compte que c’était un puissant outil pour conceptualiser des expériences de notre quotidien comme se rendre au travail, organiser un voyage, choisir un itinéraire. Derrière ces opérations qui peuvent nous sembler très banales, il y a des choix souvent inconscients, qui nous poussent à articuler différents paramètres comme la rapidité, la sécurité ou le bien-être et parfois à arbitrer entre eux. Expliquer ces choix est complexe, et implique la mise en œuvre d'un raisonnement géographique. La géographie se pose en effet sans cesse cette question : « pourquoi ici et pas ailleurs ? ». Pourtant, paradoxalement, ces questionnements ne sont pas toujours traités lorsque nous enseignons la géographie, et l'approche que nous en avons à l’école reste très culturelle. D'ailleurs cela se retrouve dans les représentations que beaucoup se font de la géographie : une discipline où on apprend par cœur les départements, et dont certains élèves disent aujourd'hui « qu'elle ne sert plus à rien maintenant qu'il y a le GPS » comme l’a montré une enquête récente menée par Pierre Colin. C'est ce hiatus qui m'a poussée à entamer des travaux de recherche en didactique sur l'enseignement de la géographie, dans le cadre d'une thèse d'abord et aujourd'hui au sein du groupe Pensée Spatiale de l'IREM et du Laboratoire de Recherche en didactique André Revuz.

 

Quelle démarche avez-vous mise en œuvre pour parvenir à apporter des pistes de réponse à cette question ?

 

Un des axes que j'ai développés, comme vous le disiez en introduction, est l'approche sensible. J’ai tenté, à la suite d'autres chercheurs, comme Médéric Briand en primaire, de l’introduire dans les pratiques enseignantes, par le biais de concours comme CartoGraphie ton Quartier dont le Café Pédagogique a été partenaire. L’objectif c’était de trouver des moyens pour que les élèves s’intéressent à leur environnement, le questionnent, par des visites dites « sensibles », et ensuite restituent collectivement cette expérience sous la forme cartographique. La question du bonheur n’était pas centrale dans ce questionnement, elle était plutôt comme un arrière-plan, une évidence non questionnée. Qui ne souhaite pas en effet que ses élèves soient heureux ? C’est progressivement qu’elle a pris de l’importance.

 

Je me suis rendu compte en effet que les visites que nous faisions sur le terrain généraient du plaisir, de l’amusement. Les exercices que je proposais aux élèves, destinés à stimuler leur attention, comme « cache-cache » ou « colin-maillard », ou les jeux d’écoute (crier « écho » par exemple) étaient très récréatifs. Presque trop parfois, et toute la difficulté était ensuite de remettre cela en perspective de la géographie : jouer à cache-cache dans une cité, c’est prendre conscience de son organisation labyrinthique par exemple, crier « écho » c’est comprendre les phénomènes de réverbération des sons, c’est interroger la notion d’espace ouvert et d’espace fermé … C’est ce matériau réuni au cours de la sortie qu’il fallait ensuite réinvestir, mettre en commun, et la cartographie, mais aussi les performances ou la photographie ont été les moyens que j’ai utilisés pour le faire.

 

Qu’avez-vous découvert ?

 

En me questionnant sur la notion de « bonheur » j’ai découvert deux paradoxes. D’abord comme je l’ai dit le fait que l’amusement de mes élèves généré par la sortie entrait en tension avec les apprentissages. Il était source de dispersion et remettait en cause le contrat didactique classique qui veut que le professeur parle et les élèves écoutent. Mais en même temps il était un levier de motivation, contribuait à la cohésion du groupe et développait des relations de confiance. Il contribuait également à construire de nouveaux savoirs. En fait cela créait un foisonnement qui peut être déstabilisant, mais qui est nécessaire pour faire émerger les savoirs d’expérience. La carte sensible a été un moyen pour synthétiser ces savoirs et les articuler ensemble. L’extrait ci-dessous donne un exemple du type de productions auxquelles nous pouvons aboutir.

 

 


Extrait de la légende de la carte sensible « Map de Billancourt », 2018-2019, classe de 1ère ES

 

Par ailleurs, je me suis rendu compte en interrogeant mes élèves que leurs sentiments étaient très mélangés. Pour recueillir leurs impressions j’ai utilisé la méthode du parcours augmenté inspirée de celle proposée par le collectif d’artistes chercheurs formés notamment de Benoit Feildel, Elise Olmedo, Matthias Poisson (2016). Elle consiste à représenter sur une ligne du temps le parcours réalisé en dessinant les objets rencontrés, en racontant les sensations observées, en traçant la courbe du son. Les élèves se sont tous pris au jeu et ont tracé des parcours qui nous ont été ensuite très utiles pour faire la carte sensible du quartier. En voici un exemple.

 

 

 


Un exemple de parcours commenté réalisé par un élève de 1ère ES, novembre 2018.

 

Sur l’ensemble du corpus, les mots qui ressortent le plus sont « amusement », « étonnement », « curiosité », mais d’autres apparaissent, comme « fatigue », « épuisement », « joie de retourner au lycée », et quasiment utilisé par tous les élèves : « faim ». Ce jour-là, ils avaient parcouru 3.5kms en 1h30, entre 8h30 et 9h55 le matin. Avec la sortie, ces adolescents ont ainsi connu l’épreuve de la distance, du dépaysement dans un territoire pourtant bien connu d’eux et situé à 10 mn à pied du lycée.

 

C’est pour ça que je ne prétendrais pas que l’approche sensible que je mène avec mes élèves suscite du bonheur. Mais elle y contribue, peut-être. Et elle contribue à interroger ce qu’on entend par bonheur.

 

Séverine  Colinet

MCF du laboratoire BONHEURS

(Bien-être, Organisations, Numérique,

Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)

Université de Cergy-Pontoise

 

Dans le Café pédagogique

 

 

 

Par fjarraud , le jeudi 04 avril 2019.

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