Nombre d'élèves et de parents se déclarent déçus après une visite chez un conseiller d'orientation. Des outils numériques ont été développés pour faciliter la réflexion sur l'orientation et parfois faire des choix. Ils sont parfois gratuits, parfois payants, c'est aussi un marché qui se sent de plus en plus pousser des ailes. Parfois c'est l'institution elle-même qui l'impose. L'exemple d'APB puis de Parcoursup montrent que derrière l'orientation se cachent d'autres problèmes dont l'un des plus importants est la capacité à accepter ou non une personne, autrement dit d'effectuer en même temps une sélection. Le film de cet automne 2018, "Première année" réalisé par Thomas Liti, illustre de manière étonnante et remarquable le lien entre sélection et orientation : comment un jeune fils de médecin étudiant en médecine par héritage qui s'est rapproché d'un autre jeune passionné par la médecine mais dont la famille est très éloignée de ces professions, montre ce que signifie une orientation dans une famille et comment il est possible d'y résister ou de la subir. La leçon magistrale de ce film est que l'orientation c'est d'abord une question d'humanité, ou pour le dire autrement que la motivation de quelqu'un pour une filière, un métier, des études, ne peut être sommairement mis à l'encan par des procédures de pure sélection et ainsi empêcher de véritables réussites humaines et professionnelles.
La question de l'orientation professionnelle est toujours délicate. Pour un jeune essayer de se diriger pour construire son avenir, pour un adulte essayer d'évoluer dans les professions, l'orientation est d'abord une question très personnelle. Pour les institutions éducatives, de formation, d'emploi, l'orientation est une question difficile à aborder car elle est au croisement de paramètres nombreux, d'un ensemble de connaissances très vastes, et aussi de dispositifs d'aide à la prise de décision, parfois numériques. Or cette décision est importante d'abord pour les personnes concernées, mais elle l'est aussi pour les organisations qui vont vivre la suite de ces décisions d'orientation, qu'elles soient des entreprises, des administrations ou encore des lieux d'enseignement et de formation.
Pour tenter d'apporter de l'aide, de nombreuses structures, fondations, entreprises, associations et autres tentent de concevoir des outils numériques d'orientation. Mais ces propositions sont-elles véritablement sérieuses ? Ne tombent-elles pas dans l'illusion ou le simple "commerce des angoisses" ? Il est clair que l'angoisse générée par l'orientation est à l'origine de comportements qui peuvent amener certains "marchand de rêve d'avenir" à des abus de faiblesse. Vendre un avenir peut valoir de l'argent... Que ce soit de la part de certaines pratiques de coaching ou d'aides à l'évolution professionnelle ou simplement d'orientation scolaire, il semble que l'on doive être vigilant. Mais est-il possible d'échapper d'une part aux officines douteuses, d'autre part au côté parfois implacable d'une décision de conseil de classe ou du résultat d'un examen ou concours. Que peuvent alors ces logiciels d'aide à l'orientation ? Pour l'instant, pas grand-chose en tant que tels, il faut surtout que leur usage soit accompagné.
Alors qu'apparaissent les promesses de l'intelligence artificielle, dans quelle mesure celle-ci peut-elle intégrer les logiciels actuels ? Certaines offres se sont déjà emparées de la rhétorique liée à la nouveauté technologique dans différents domaines. Celui de l'orientation pourrait ne pas y échapper... Quelles questions poserait alors cette évolution ? Il faut d'abord partir d'un point essentiel celui des données dont on dispose. En premier on dispose de données sur les métiers et leurs caractéristiques. De plus on peut disposer de données sur l'évolution de l'emploi à partir des tendances observables de la part des structures qui s'occupent du suivi des emplois. Enfin, on va pouvoir de plus en plus disposer de données personnelles concernant les personnes qui peuvent avoir recours à ces outils pour leur orientation. On peut imaginer qu'à l'instar des banques, des grandes sociétés de l'Internet ou d'autres structures qui suivent la population dans divers domaines, se mettent en place des systèmes qui collectent d'autres informations sur les personnes et en particulier sur leurs apprentissages, scolaires et autres parcours de formation.
Quand on utilise certains logiciels d'aide à l'orientation scolaire, on demande à l'utilisateur de répondre à des questions, de faire des choix, de donner de lui-même une image qui permettra ensuite au logiciel de faire des propositions. Dès lors qu'il sera possible d'avoir, non plus les seules réponses des personnes, mais aussi des données collectées au travers de leurs activités, on peut imaginer qu'un algorithme permette d'automatiser tout ou partie de cette réponse à des questions que pose habituellement le logiciel d'orientation. Si l'on reprend les quatre niveaux de possibilité d'utilisation des données dans le cadre d’un projet d'intelligence artificielle, on pourrait avoir cela :
- A partir des données stockées, il est possible de décrire la trajectoire de la personne et ses caractéristiques en particulier en termes de performance scolaire. Impossible de se déclarer bon en mathématiques, les données disent le contraire. Le logiciel peut alors s'abstenir de poser de questions sur ce que maîtrise l'utilisateur puisqu'il y a accès par d'autres moyens.
- A partir des données stockées, il est possible d'analyser par où et de quelle manière est passée la personne. Plus qu'un CV qui ne retrace que les étapes, on aurait là une photographie commentée automatiquement par la machine du parcours de la personne
- A partir d'un croisement des trois sources de données évoquées plus haut, on peut aisément imaginer un système de prédiction basé sur des analyses statistiques approfondies. On peut ainsi prédire au demandeur ses chances d'aller dans telle ou telle direction. Pour l'instant les logiciels qui répondent de cette façon n'ont que les deux premières sources de données (et souvent partiellement) mais n'ont que les déclarations des utilisateurs pour la troisième.
- Au-delà de la prédiction, il y a la prescription. Imaginons un conseil de classe de fin de scolarité qui utiliserait un algorithme prescriptif pour orienter le jeune de manière automatique. Ainsi en croisant l'ensemble des données disponibles, un algorithme particulièrement "intelligent" pourrait émettre non seulement une cartographie des possibles, mais peut-être aussi prendre des décisions automatiques.
A partir de ces quatre niveaux d'analyse des données (cf. la présentation de Vanda Luengo lors d'un exposé quelle faisait en début octobre 2010), on peut rapidement imaginer plusieurs scénarios. Le premier est celui de l'explosion imaginaire d'une manipulation souterraine des machines qui déchargerait l'humain des prises de décision d'orientation et de sélection. Le second serait la réalité de ces algorithmes de décision qui, d'un niveau plus ou moins abouti, pourraient être mis en place de manière suffisamment invisible. Entre ces deux extrêmes il y a bien sûr plusieurs niveaux d'algorithmisation des décisions qui pourraient être mis en place.
Reste un point important : celui de la collecte des données sur les apprentissages. Compte tenu de la forme actuelle de l'informatisation des évaluations, ces données fournissent peu d'informations sur les personnes évaluées. Mais rien n'empêche d'aller plus loin en utilisant la collecte et l'analyse des traces de toutes les activités faites à partir de moyens numériques personnels. Les entreprises comme Google peuvent déjà très aisément reconstituer votre style de vie à partir des traces qu'elles enregistrent de votre activité. Il y a des limites toutefois : la plus importante est celle du consentement éclairé et du droit d'effacement des données personnelles. Cependant, au retour de vos vacances, vous avez pu être étonnés de voir que vous aviez été tracé aussi bien par votre fournisseur d'accès que par votre moteur de recherche et aussi par votre banque.... On peut aussi envisager que lors des évaluations proposées par le ministère de l'éducation, un travail d'analyse approfondi (sorte d'étude épidémiologique longitudinale) des données ainsi collectées permette des usages variés. Pour l'instant, en 2018, comme en 1992 lors de l'initiative initiale de ces évaluations, les résultats sont censés être mis au service des enseignants qui disposent alors d'une forme de cartographie cognitive des élèves. Mais il peut suffire de pas grand-chose, un ministre en manque de confiance par exemple, pour que ces données soient utilisées à d'autres fins. C'est bien sûr un cas extrême qu'on préfère ne pas envisager. Cependant la simple idée de ces formes d'utilisation des données doit nous alerter, en tant que citoyen responsable, sur les dérives possibles. De récents articles sur un grand pays d'Orient semble nous indiquer que certains n'en sont pas loin, alors restons vigilants.
Bruno Devauchelle
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