Agnès Florin : "Parler bambin" : enjeux et controverses 

Labellisé par l'initiative présidentielle "La France s'engage", le programme "Parler Bambin" a le vent en poupe. Soutenu par Terra Nova, cité aussi par JM Blanquer, ce programme qui vise les enfants entre 18 et 36 mois semble promis à une rapide diffusion. Mais quels sont donc ses bénéfices réels ? Quelles études établissent son efficacité ? Patrick Ben Soussan et Sylvie Rayna publient un livre (Eres éditions) qui croise des analyses de spécialistes sur cet étrange objet. Parmi celles-ci, celle d'Agnès Florin (CREN, Nantes) s'appuie sur une évaluation scientifique du programme.

 

Parler Bambin est très diffusé. Comment expliquer son succès ?

 

Ce programme développé par un médecin, Michel Zorman, s'est appuyé sur mes travaux sur les petits parleurs de maternelle. Mais un enfant de maternelle, de 3 à 6 ans, a peu à voir avec un bambin de 18 à 36 mois. L'équipe municipale de Grenoble l'a soutenu, puis les villes de Rennes et Lille. Il n'y avait pourtant aucune étude probante à l'exception d'un article de M Zorman concernant seulement 60 enfants de deux crèches. En 2015 ils ont obtenu un important financement de la fondation La France s'engage. L'Institut Montaigne a lui aussi vivement soutenu ce programme.

 

Il faut aussi dire que le programme s'appuie sur une légende , celle des "30 millions de mots", largement reprise par Terra Nova. Rappelons que cette étude repose sur seulement 42 familles dont on ne  sait combien de défavorisées. Sa méthodologie est très criticable.

 

La philosophie qui sous tend cette méthode vient des Etats Unis. Elle s'inspire des programmes compensatoires qui veulent apprendre aux familles comment mieux parler à leurs enfants. Or la démonstration a été faite que c'est couteux et que dès qu'on arrête le programme on revient à zéro. 

 

Ce succès s'explique d'abord par l'intérêt pour les questions d'éducation et pour la lutte contre les inégalités en ce domaine. Anticiper celle ci dès la crèche est une bonne idée. Les villes ont diffusé Parler Bambin sans évaluer ses effets. Sauf Nantes.

 

A Nantes vous avez réalisé son évaluation ?

 

C'est l'évaluation la plus longue et la plus fournie. Elle porte sur beaucoup plus d'enfants que l'article de Zorman. On a suivi 294 enfants sur une période beaucoup plus longue, pendant 3 ans jusqu'à leur entrée à l'école, avec un groupe témoin. On a aussi observé la formation donnée aux professionnelles de la petite enfance. On a conclu que le dispositif n'apporte pas de valeur ajoutée par rapport au groupe témoin.

 

Comment expliquer que ce "renforcement langagier" ne fonctionne pas ?

 

Ce dispositif ne prend pas en compte la complexité des compétences langagières. Il met la pression sur les dénominations. Or à 18 mois il y a des enfants qui ne parlent pas et ce n'est pas inquiétant s'ils comprennent. Il y a des enfants qui disent peu de mots à 2 ans et qui se mettent d'emblée à parler avec un vocabulaire normal. Il y a plusieurs voies de développement de l'enfant. Or Parler  bambin ne prend pas en compte cela. Il y a aussi le fait que le programme met peu l'accent sur la compréhension non verbale. Or le langage se développe comme ça.

 

Un autre aspect important c'est que le programme ne travaille pas avec les familles. Or dans notre étude 30% des enfants n'ont pas que le français comme langue familiale. Il faut en tenir compte.

 

Finalement ce programme a une vision réductrice du développement langagier. Il est trop focalisé sur le lexique. Développer le langage à cet âge ce n'est pas que cela. Il faut beaucoup travailler la compréhension.

 

Il faut aussi prendre en compte le fait que les enfants progressent dans l'acquisition du langage avec les activités dans leur famille. S'l n'y a pas d'échange avec les parents le benefice du travail des professionnelles sera faible. Il faut aussi prendre le temps de dialoguer avec les parents.

 

Des cotés positifs dans le programme ?

 

On a accompagné les professionnelles pour voir leurs pratiques. Elles avaient apprécié de pouvoir échanger individuellement avec les enfants. L'élément positif final c'est que les professionnelles font davantage attention aux échanges avec les enfants. Elles sont rassurées dans leurs pratiques et cela permet aussi aux enfants d'être plus à l'aise.

 

Mais c'est insuffisant ?

 

A la fin des trois années, on a plaidé que l'aide aux enfants doit plutôt s'appuyer sur la formation des professionnelles. Accompagner le développement langagier des enfants ne relève pas d'une technique d'enseignement à cet âge là. Les petits n'apprennent pas une langue mais à communiquer avec des personnes. Il faut leur donner des outils pour cela, même uen autre langue si c'est nécessaire. Finalement il vaut mieux mettre de l'argent sur la formation des professionnelles que dans ce programme réducteur.

 

Dans le contexte actuel vous êtes inquiète de la progression de Parler Bambin ?

 

Je suis inquiète d'une vision réductrice des apprentissages. C'est aussi pour cela qu'il faut renforcer la formation des professionnelles. Bien formées elles peuvent aménager ce qu'on leur dit pour faire quelque chose de respectueux du développement des enfants.

 

Propos recueillis par François Jarraud

Patrick BEN SOUSSAN, Sylvie RAYNA, Le programme "Parler bambin" : enjeux et controverses - 1001BB n°161, ERES éditions, EAN : 9782749261683.

 

 

 

Par fjarraud , le mercredi 14 novembre 2018.

Commentaires

Vous devez être authentifié pour publier un commentaire.

Partenaires

Nos annonces