Repères annuels : Sylvie Plane : Blanquer, le ministre démiurge  

Des évaluations de Cp et CE1 aux "repères annuels", JM Blanquer a imposé des outils permettant de sélectionner les plus précoces. Partout il pousse à anticiper les apprentissages. Les repères annuels, qui deviennent parfois des repères mensuels, permettent d'imposer ces nouveaux rythmes aux enseignants et aux élèves. Les performances exceptionnelles deviennent la référence, comme si l’espèce humaine avait évolué, rejetant ainsi de fait la majorité des élèves dans le marais. Car cette volonté démiurgique porte préjudice dès maintenant aux élève de l'école élémentaire, demain à ceux de maternelle.

 

Course à la précocité

 

Il est possible actuellement de produire en 38 jours des poulets adultes et consommables. Pourra-t-on hâter également le développement des jeunes enfants pour répondre à des objectifs politiques et idéologiques ? Telle est la question à laquelle le ministre de l’éducation nationale a choisi de répondre positivement. Officiellement, le ministère affirme que sa volonté est d’aider les élèves les plus démunis et que pour cela il lui faut repérer au plus vite ceux qui ont besoin d’un soutien, afin de leur permettre de rattraper le niveau de leurs condisciples. Mais ce n’est là que du discours.

 

Dans les faits, le ministère a en réalité instauré une course à la précocité en fixant comme point de référence pour chaque niveau de classe des performances que très peu d’élèves de l’âge considéré sont capables de réaliser. Il ne s’agit donc pas d’identifier des élèves qui auraient besoin d’aide, mais de déplacer les repères afin de sélectionner au plus tôt les futurs champions. Quitte à créer un sentiment d’échec chez la plupart des autres enfants, et de la désespérance chez ceux dont le milieu familial n’est pas en mesure de les entrainer à sauter les obstacles qu’on a mis sciemment sur leur route.

 

Un tri social

 

La cible principale, ce sont les jeunes enfants, permettant ainsi que le tri s’opère très tôt. Ainsi, en septembre tous les enfants sortant de maternelle ou du cours préparatoire ont été soumis à des tests. Rémi Brissaud, pour les mathématiques, et Roland Goigoux, pour le français, ont montré les biais de ces évaluations. Plus précisément, Roland Goigoux a dénoncé le parti pris sous-tendant les épreuves portant sur le décodage et les prescriptions adressées aux enseignants par le ministère : épreuves et prescriptions fixent une vitesse de décodage attendue des élèves inatteignable par la plupart d’entre eux, des recherches ayant montré que cette vitesse n’est atteinte que par un très faible pourcentage d’élèves, et ce, quelle que soit la méthode d’enseignement. Autrement dit, les performances exceptionnelles deviennent la référence, comme si l’espèce humaine avait évolué, rejetant ainsi de fait la majorité des élèves dans le marais.

 

Le ministère s’intéresse beaucoup moins aux capacités de compréhension des élèves qu’à leur maitrise du décodage. Cependant, l’évaluation de la compréhension, telle qu’il la conçoit, présente à ses yeux l’intérêt de pouvoir être mise au service de conceptions qu’il défend et de fournir un moyen de trier les élèves. La chose est d’autant plus grave que l’on peut construire des tests de compréhension dont la réussite dépend de facteurs culturels. En effet, la compréhension d’un texte par un lecteur est dépendante en partie de connaissances qu’a ce lecteur, et qui ne figurent pas sous la forme d’informations explicites dans le texte, mais qu’il lui faut convoquer pour interpréter ce texte. Les différences culturelles entre les élèves peuvent donc polluer l’évaluation des capacités de compréhension si le texte qui sert de la base à l’épreuve exige, pour être compris, des connaissances qui sont peu répandues dans la population. C’est pourquoi, les évaluations sérieuses, celles qui sont correctement construites, comme les évaluations PIRLS par exemple, veillent à ce que les connaissances que le lecteur doit convoquer fassent partie d’un capital culturel partagé par quasiment l’ensemble des élèves de la classe d’âge considérée. Ce n’est pas le parti que les évaluations construites par le ministère ont adopté.

 

Glande pinéale

 

En effet, le test de compréhension auquel ont été soumis les élèves sortant de cours préparatoire portait sur le rôle de l’hormone secrétée par la glande pinéale, sur le sommeil paradoxal. Non, ce n’est pas une blague. Comme on s’en doute, les mots-clés du texte (« hormone », « cycle », « mélatonine », « tiers », « glande », « paradoxal », le verbe « libérer » dans l’expression « la glande libère une hormone » etc.) ne font partie ni du vocabulaire de base du français ni des mots que les élèves ont pu lire dans leur manuel au cours préparatoire. Les concepteurs du test avaient pourtant les moyens de le vérifier : il existe une liste publiée par le ministère qui recense les mots les plus fréquents et une banque de donnée, Manulex, qui a enregistré tous les mots des manuels, et dont l’un des co-auteurs est membre du Conseil scientifique mis en place par Blanquer. Or pour ce test de compréhension, seuls les enfants disposant d’un capital culturel conséquent pouvaient en connaitre les mots-clés.

 

Alors pourquoi avoir évalué la compréhension des jeunes enfants sur ce texte ? Sans doute pour détecter précocement, grâce à sa difficulté, des compétences exceptionnelles et des acquis culturels remarquables. Mais les concepteurs du test ont aussi choisi le thème de la glande pinéale parce qu’il est cher à Stanislas Dehaene, maitre à penser du ministre en matière de recherche, et qu’ainsi ils flattaient le ministre en diffusant la pensée de son conseiller. En effet le chercheur en neuroscience s’est servi à plusieurs reprises de l’exemple du fonctionnement de la glande pinéale pour invalider les conceptions de Descartes qui opposait le corps et l’esprit, et dans le même temps critiquer implicitement la psychologie clinique et la psychanalyse. Débat passionnant entre adultes avertis. Mais dont ont pâti les jeunes enfants, réduits à cocher au hasard les réponses proposées.

 

À partir de ces évaluations conçues de telle sorte qu’un grand nombre d’élèves se sont trouvés en échec, il est à craindre que le ministre profite de la nouvelle loi sur l’obligation d’éducation/de scolarisation dès la maternelle pour retoucher le programme de maternelle. Prenant pour prétexte la plasticité cérébrale propre aux jeunes enfants, il pourrait imposer des apprentissages formels anticipant sur ceux réalisés à l’école élémentaire, et faisant obstacle aux transformations profondes et complexes qui s’opèrent à des rythmes différents chez les enfants de maternelle.

 

Les 4 opérations dès le CP

 

La volonté du ministre de hâter le développement et les apprentissages s’était en effet déjà manifestée avant les évaluations de septembre, et tout nous indique qu’elle n’a pas cessé de l’habiter.

 

Cette volonté démiurgique s’est d’abord traduite par l’introduction de l’apprentissage des quatre opérations dès le cours préparatoire, le ministre y tenant beaucoup. Pour être sûr de parvenir à obtenir cette décision de la commission sur l’enseignement des mathématiques que présidait Cédric Villani, le ministère avait désigné comme représentants des professeurs des écoles deux enseignants qui étaient par ailleurs les auteurs des deux seuls manuels dans lesquels la division est enseignée au cours préparatoire.

 

Plus récemment, viennent de paraitre des « repères » annuels qui décomposent les programmes de cycle et fixent pour chaque année des attendus. Manière pour le ministre qui n’en finit pas de régler ses comptes avec ses prédécesseurs de parfaire son sabordage des programmes entrés en vigueur en 2016. La tendance de ces repères annuels est d’affecter à la première année de chaque cycle des objectifs qui ne devaient être atteints qu’en cours de cycle ou en fin de cycle. Quitte à ce que la seconde année du cycle ne soit qu’une redite. L’important étant de trier dès le début du cycle les élèves.

 

Pour le cours préparatoire, l’année se trouve même divisée en courtes périodes, ayant chacune des objectifs impératifs. Cela permet ainsi au ministère de placer des évaluations en cours d’année. Malheur aux élèves qui ne marchent pas au rythme officiel. Malheur aussi aux enseignants qui voudraient avoir quelque initiative, alors qu’on a trouvé en haut lieu quel est le rythme d’apprentissage le plus efficient. Le ministère a cependant prévu une consultation des enseignants sur ces changements, puisque la loi l’y oblige. Cette consultation se déroule sur le temps des vacances, empêchant ainsi toute concertation entre enseignants – et par là tout contrôle du traitement des réponses – et son annonce s’est faite en catimini. Les questions sont du type : « préférez-vous être mangés à midi ou à seize heures ? » Impossible de répondre qu’on n’a pas envie d’être mangé, et que les élèves ne sont pas des poulets qu’il faut rendre consommables le plus vite possible.

 

Sylvie Plane

Professeur émérite de Sciences du langage

Sorbonne Université  - EA 4509

 

Des instructions en forme de bréviaire

 

 

 

 

Par fjarraud , le samedi 27 octobre 2018.

Commentaires

  • Jean Maurice, le 30/10/2018 à 10:43
    "sa volonté est d’aider les élèves les plus démunis et que pour cela il lui faut repérer au plus vite ceux qui ont besoin d’un soutien, "

    Les repérer est une chose, les faire évoluer en est une autre. Il y a toujours chez les non praticiens ce relent de pensée magique : un élève (seul) - une difficulté (seule) - une remédiation (unique, évidente et immédiatement efficace). Rien ne garantit pourtant que les enseignants disposent bien des outils et des stratégies, ou même des moyens nécessaires, à faire évoluer au pas de course les élèves les plus faibles afin qu'ils rattrapent le train qu'on a fait partir sans eux... Rien ne garantit non plus que tous les élèves ont les capacités et la motivation de courir plus ou plus vite...
    Est-on vraiment sûr qu'à grands coups de renforts en APC on parviendra à transformer les supposées "citrouilles" en carrosses?
    Toujours obsédés par la norme administrative : lire au CP (où l'on n'est pas invité pour ses compétences mais seulement à cause de son âge!), savoir les lettres en GS... Peu préoccupés des caractéristiques individuelles, les scientifiques font de la statistique leur référent. Les enseignants, eux, font des êtres de chair leur quotidien.
    Bien  entendu, on me rétorquera que la patience en pédagogie finit par rimer avec procrastination. Mais j'attends avec impatience le manuel qui présentera d'office de possibles gestions personnalisées des progressions individuelles plutôt qu'un bloc inflexible de leçons magistrales à enregistrer dans les mêmes délais pour chacun quelque soit son niveau initial. Ce n'est pas la procrastination qui empêche l'évolution positive des élèves, c'est le manque de réponses pédagogiques (outils, moyens, stratégies, supports, exigences, organisation de la classe, formation adéquate...) qui fait cruellement défaut.
    Cela fait si longtemps qu'on entend parler de transformations pédagogiques seulement engagées sous l'angle de l'évaluation. Déjà depuis les cycles en 1989. Guérir avec un thermomètre, mon oeil!  
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