Le film de la semaine : « Cold War » de Pawel Pawlikowski 

A quelles conditions vivre un amour fou en pleine guerre froide ? Le contexte politique d’alors et le clivage idéologique expliquent-ils les alea rencontrés par les amants volcaniques, et protagonistes de « Cold War », a priori enchaînés l’un à l’autre par une passion partagée à travers la musique et le chant ? Après « Ida », Oscar du meilleur film étranger en 2014, le cinéaste polonais Pawel Pawlikowski situe cette fois l’histoire tourmentée de ses deux héros dans les années 1950 en Pologne, à Berlin, en Yougoslavie et à Paris. A des années lumières de la reconstitution historique et du ‘réalisme socialiste’, le réalisateur opte pour l’esquisse suggestive de la tension entre l’Est et l’Ouest. Prise en tenaille entre les deux camps, la passion mouvementée des deux tempéraments contrastés se déploie d’élans en effondrements, de ruptures en retrouvailles. Des troubles intimes servis par la grâce formelle de la photographie en noir et blanc. Des pulsations intérieures accentuées par la musique et ses registres variés. Finalement, Zula et Wiktor, portés par leur désir épuisant et inépuisable, au point de dépasser frontières et barrières en tous genres, deviennent des incarnations vivantes de l’affirmation du poète René Char : ‘ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience’. Nul doute, les figures libres de « Cold War » interrogent aussi la Pologne d’aujourd’hui.

 

Une jeune chanteuse blonde au service du camarade Staline

 

Nous sommes en 1949 dans la campagne polonaise d’un pays en ruine. Immédiatement sous le charme de la musique émanant d’un étrange instrument manié par un paysan cadré en gros plan. Trois recruteurs du Parti (Wiktor, compositeur, Irena, ethnographe, et Kaczamarek, bureaucrate) écument la région pour recenser les formes de culture traditionnelle, constituer une troupe folklorique de danse et de chant avec orchestre. Leur but : valoriser la tradition populaire et en faire un instrument de propagande pour l’éducation des masses et la consolidation du mythe stalinien. Au cours des auditions dans un immense château délabré, le regard de Wiktor (Tomasz Kot) est touché par la beauté de la jeune Zula (Joanna Kulig), bien plus que son oreille ne peut l’être par le talent potentiel de la candidate chanteuse. Un coup de foudre réciproque aux prolongements insoupçonnés.

 

De 1949 à 1964, de la Pologne stalinienne au Paris bohème en passant par Berlin et Split en Yougoslavie, au gré des tournées (officielles et applaudies) de l’ensemble Mazurek et des prestations de sa vedette à succès, nous suivons, par flashs successifs, les fortunes et les infortunes des amants terribles, Zula, la star qui semble s’accommoder du régime et Wiktor, musicien épris de liberté, qui passe à l’Ouest, sans  l’accord de son amante.

 

Au fil des différentes capitales traversées, théâtres à chaque fois d’expériences différentes du totalitarisme et de la liberté, la fiction mélodramatique se concentre sur les flux et les reflux du désir d’être ensemble. Et l’impossibilité de préserver le lien affectif lorsque les contraintes extérieures, politiques surtout, et les obstacles intérieurs vont à l’encontre de ce désir, sans cesse relancé.  Comment comprendre que la belle Zula, au corps rebelle et à l’esprit affranchi, puisse accepter à la fois l’emprise communiste et la séparation d’avec Wiktor, devenu pianiste dans un club de jazz à Paris, une situation d’éloignement que renforce leur attirance respective pour des styles de musique différents ?

 

Impossible de résumer ici les multiples épreuves tragiques que l’une et l’autre doivent surmonter, des mariages de circonstance pour Zula en passant par le statut sans gloire de pop star socialiste, de l’exil à l’arrestation pour Wiktor en passant par l’expérience de la colonie pénitentiaire dans la Pologne retrouvée pour Wiktor. Avec la soif, jamais étanchée, de renouer en dépit de tout.

 

La mise en scène suggestive d’un amour subversif

 

Pawel Pawlikowski réussit sans maniérisme à incarner poétiquement l’opposition implacable entre l’Est et l’Ouest à travers ce couple d’amoureux fous pris dans la tourmente d’une époque infernale, broyeuse de destins. Pour ce faire, il confère aussi à la musique un rôle essentiel dans la construction du mélodrame. Cette dernière se révèle comme un champ de bataille entre deux êtres et deux mondes. Vecteur d’épanouissement pour les deux amants : Zula parvenant un temps à transcender le chant et la danse traditionnels, Wiktor attiré par le jazz croyant y trouver la jouissance et la liberté. Pourtant, les antinomies se retournent au gré des circonstances et des retournements du désir. Ainsi, à Paris où l’amoureuse a rejoint son cher exilé, dans une boite de jazz, Zula éclatante de blondeur dans sa robe noire, assise à une table, seule en plein spleen, se lève pour aller danser, réveillée par l’audition d’un morceau de musique joué en direct par l’orchestre présent. Sa danse langoureuse, la souplesse de son corps qui chaloupe jusqu’à l’ivresse et le basculement dans le vide en disent plus qu’un discours enflammé sur son affranchissement par rapport au régime de l’Est et à son folklore musical. Et sur son besoin de Wiktor.

 

Fulgurant contraste en tout cas entre le gris terne et le marron éteint, couleurs dominantes des séquences évoquant les pays du bloc soviétique, et le noir profond des scènes à Paris, un noir voluptueux aux ombres profondes traversées d’éclats de lumière, comme autant d’incandescences habitées par Zula, ange blond au regard chavirant.

 

Dans ce combat entre le totalitarisme et l’amour fou, le drame se déroule au rythme désaccordé des cœurs contrariés par des forces (historiques et sociales) qui les dépassent. Mais le filmage épouse les pulsations souterraines et intimes qui traversent les deux héros, les poussent l’un vers l’autre ou les éloignent. A ce titre, lors d’instants de grâce (Wiktor au piano-jazz à Paris, Zula reprenant de sa voix rauque une mélodie de Gershwin, un be-bop joué par le quintet dans le night-club, par exemple), la musique, dans ses déclinaisons infinies mêlant des airs traditionnels polonais et des compositions plus ‘occidentales’, exprime à la place des deux protagonistes les troubles, les émois et les désirs d’amour, soumis à rude épreuve.

 

Ainsi « Cold War », somptueux mélodrame dans l’ombre portée du camarade Staline, nous donne à voir l’incroyable aventure amoureuse de deux êtres qui font face à l’adversité et refusent de se soumettre aux circonstances. Autrement dit, le dernier film de Pawel Pawlikowski s’offre à nous comme un hymne subversif à ces amoureux irréductibles, capables de résister aux idéologies mortifères et d’abattre les ‘rideaux de fer’. A coup sûr, Zula et Wiktor ne sont pas seulement des héros de la Pologne des années 1950.

 

Samra Bonvoisin

« Cold War », film de Pawel Pawlikowski-sortie le 24 octobre 2018

Prix de la mise en scène, Festival de Cannes 2018

 

 

Par fjarraud , le samedi 27 octobre 2018.

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