Rémi Brissiaud : Des nouveaux programmes plus lourds 

Présentés bien différemment des autres, nettement plus légers, les programmes pour l'école et le collège en maths semblent copiés - collés des programmes de 2015. En apparence rien n'a changé. Une anomalie que Rémi Brissaud éclaire : si les nouveaux programmes ne changent guère c'est que le changement est ailleurs, dans les "repères pour les mathématiques" que le ministère a aussi publiés déjà pour les CP. Pour R Brissiaud, ce document signe la fin des cycles et alourdit sérieusement les contenus en CP.

 

 

Le projet d’« ajustement et de clarification » des programmes de mathématiques des cycles 2 et 3 vient de paraitre. On observe deux changements majeurs par rapport aux programmes 2015 : on n’y trouve ni les repères de progressivité (les paragraphes correspondants ont disparu) ni les exemples d’activités associées aux diverses compétences et connaissances requises (la colonne correspondante a disparu). En fait, concernant la classe de CP, les deux parties manquantes se retrouvent dans un autre document paru en février 2008 et intitulé : « Quelles compétences et quelles connaissances doit-on attendre d’un enfant à la fin de son CP ? » avec comme sous-titre : « Repères pour les mathématiques ».

 

Est-ce que ces « ajustements » ne seraient que de pure forme et ne changeraient rien sur le fond, comme il est sous-entendu ? C’est faux ! Sous l’apparence d’un aménagement technique, en 2018, on substitue à la logique de définition des programmes par cycles en 2015 une définition par classes. Par ailleurs, on observe un alourdissement irresponsable de ce qui est demandé aux élèves de CP.

 

Du programme 2015 aux divers documents 2018

 

Le document sous-titré « Repères pour les mathématiques en CP » est paru en février 2008 dans une section du site eduscol intitulée : 100% de réussite au CP. Les « exemples de situations de classes et d’activités » que l’on trouvait dans le programme 2015 ont été largement modifiées et elles figurent aujourd’hui dans ce nouveau document sous l’intitulé « exemples de réussites ». Le schéma ci-dessous synthétise les copiés-collés opérés par le ministère et les changements subreptices qu’ils introduisent.

 

 

 

Tout d’abord, il faut noter qu’au niveau des cycle 2 et 3, la partie « compétences et connaissances associées » du programme 2015 se retrouve presque mot pour mot dans le programme ajusté. C’est ce qui permet au ministère de faire usage du qualificatif « ajusté » et de plaider qu’il n’y a pas de changement de programme : les objectifs généraux pour chaque cycle sont inchangés.

 

La classe de CP est la seule pour laquelle nous disposons des deux sortes de nouveaux documents. Il est probable que cela préfigure ce qui va ultérieurement se passer pour chacune des classes des cycles 2 et 3 (aujourd’hui le CP, demain le CE1, le CE2…).

 

Alors que, dans le programme 2015, les exemples de situations et d’activités étaient définis par cycle, les nouveaux « exemples de réussite » qui les ont remplacés au CP, sont définis pour ce seul niveau de classe. De ce fait, ce nouveau document est plus opérationnel pour le professeur sur le terrain que le programme « ajusté » qui définit des objectifs plus généraux sans donner d’exemples. Les enseignants s’y réfèreront de manière privilégiée sans nécessairement avoir conscience qu’on est passé, de 2015 à 2018, d’une logique de définition des programmes par cycles à une définition par classes.

 

Or cette focalisation sur des objectifs par classe à l’école élémentaire n’a jamais existé en France. Nous sommes donc face à un bouleversement aventureux.

 

Le fait d’avoir rebaptisé les « exemples de situations et d’activités » en adoptant l’expression « exemples de réussite » est en lui-même intéressant à analyser. En effet, les enseignants savent que lorsqu’ils proposent des activités à leurs élèves, tous n’acquièrent pas simultanément les compétences et les connaissances correspondantes. Les décalages sont malheureusement parfois importants. Dans le monde extravagant du ministère, ces décalages sont niés. Alors que les enseignants gèrent ces décalages sur la durée, au sein de chaque cycle, le ministère, lui, se croit capable d’obtenir 100% de réussite en fin de CP aux « exemples de réussites » qu’il a définis. Voyons ce qu’il en est.

 

Des réussites inatteignables en fin de CP

 

Parmi les exemples de réussites figurant dans le document CP, il y a la résolution du problème arithmétique suivant : « Dans la boîte, il y avait des bonbons. J’en ai mangé 6 et il en reste encore 21. Combien y avait-il de bonbons dans la boîte avant que j’en mange ? ». Peut-on viser les 100% de réussite à un tel problème en fin de CP ?

 

Il se trouve que j’ai utilisé un problème proche dans une recherche publiée dans la revue Developmental Science : « Dans la boîte, il y avait des bonbons. J’en ai ajouté 6 et maintenant il y en a 21. Combien y avait-il de bonbons dans la boîte avant que j’en ajoute ? ». Le taux de réussite à l’entrée au CE1 est de 0,35 et il est de 0,65 en fin de CE1 ! On est très loin des 100% de réussite au CP.

 

L’analyse des procédures utilisées par les élèves montre que la clé de la réussite pour le dernier de ces problèmes est la propriété conceptuelle qu’on appelle la réversibilité de l’addition et de la soustraction : après un ajout, pour retrouver l’état initial, il suffit de retirer ce qui a été ajouté (la solution est 21 – 6). C’est l’usage de la même propriété conceptuelle que nécessite le premier problème : après un retrait, pour retrouver l’état initial, il suffit d’ajouter ce qui a été retiré (la solution est 21 + 6).

 

Le ministère aurait-il trouvé le moyen pour que l’ensemble des élèves de CP s’approprie cette propriété conceptuelle ? Nous sommes probablement nombreux parmi les chercheurs à être intéressés par le secret d’une telle réussite. Soyons sérieux : c’est strictement impossible.

 

Il se trouve également que j’ai fait classe toute l’année scolaire 2016-2017 dans deux CP et que j’ai pu observer combien les élèves nés en septembre, octobre et novembre étaient fragiles. Et cela s’explique souvent du fait qu’il leur manque de telles propriétés conceptuelles. Les mêmes élèves, à la dernière rentrée en CE1, réussissaient beaucoup mieux. Aurait-il fallu qu’au CP, je les installe systématiquement dans des situations d’échec dues à leur jeune âge ? C’eût été tout le contraire d’une pédagogie qui développe chez ces élèves fragiles la confiance en soi. C’eût été le contraire d’une pédagogie de la réussite.

 

Le cas des problèmes qui viennent d’être évoqués, présentés comme des situations de réussite dans le document CP, alors que l’échec est assuré chez la majorité des élèves, est malheureusement loin d’être isolé. En effet, avec la création d’un programme pour le CP (il n’y en avait pas auparavant), ce que les élèves doivent savoir faire à ce niveau de classe se trouve considérablement alourdi.

 

Un alourdissement irresponsable de ce qui est demandé aux élèves de CP

 

Commençons par rappeler les repères de progressivités qui figurent dans le programme 2015 et qui ont disparu du « programme ajusté » : « Au CP, l'étude systématique des relations numériques entre des nombres inférieurs à 10, puis à 20 (décomposition/recomposition), est approfondie durant toute l'année. Parallèlement, l'étude de la numération décimale écrite en chiffres (dizaines, unités simples) pour les nombres jusqu'à 100 et celle de la désignation orale, permet aux élèves de dénombrer et constituer des collections de plus en plus importantes […]. »

 

Ces repères constituaient une mise en garde : attention ! l’abord des nombres au CP doit se faire progressivement, d’abord jusqu’à 10 puis jusqu’à 20, il faut se garder de vouloir aller trop vite. De nombreux élèves de CP, en décembre, ne se sont pas encore approprié la propriété conceptuelle qui fonde le nombre : l’itération de l’unité. Si, face à un tas de jetons, on leur demande d’en donner 8, ils savent le faire en comptant 12345678. Mais si, à la suite, l’enseignant déclare en vouloir 9, de nombreux élèves sont incapables d’en ajouter 1 à la collection de 8 jetons déjà formée ; ils sont obligés de recompter 123456789. Et cela est encore plus vrai quand le nombre de départ est 13 par exemple (pourquoi une telle tâche ne figure-t-elle pas dans le document CP ?).

 

Si, au début du CP, l’enseignant ne s’assure pas d’une réelle compréhension des nombres chez ses élèves, ceux qui s’appuient sur des procédures de bas niveau pour réussir les tâches n’auront plus l’occasion de s’approprier réellement les nombres, ils resteront enfermés dans le comptage-numérotage et c’est là que débute l’échec en mathématiques. On ne retrouve plus cette mise en garde dans les nouveaux documents concernant le CP.

 

De même, les anciens repères de progressivité stipulaient que « la complexité de la numération orale en France doit être prise en compte pour les nombres supérieur à 69 ». Cela signifiait qu’on ne peut pas espérer 100% de réussite dans un grand nombre de tâche mettant en jeu les nombres au-delà de 69. C’est nié par les nouveaux documents. Cela correspond à un alourdissement de ce que les enseignants de CP sont censés faire avec leurs élèves et cela risque, face aux échecs observés, de conduire à de l’acharnement contre-productif.

 

Alors qu’auparavant, au CP, chaque enseignant adaptait sa pratique au contexte de sa classe, un tel alourdissement (facile à constater par comparaison avec les réussites obtenues les années précédentes) pourra les mettre eux-mêmes en échec à cause des nouveaux standards imposés. Volontaristes en apparence (selon la tonalité des discours ministériels), ces standards s’avèrent irresponsables dans les faits (tels qu’établis par la recherche).

 

Des textes qui nient le professionnalisme des enseignants

 

Il est évident que le ministère défendra l’idée que les programmes 2015 ont été conservés. Mais ce sont seulement les objectifs de fin de cycles qui sont pérennes. En revanche, les enseignants ne disposeront plus, à chaque niveau de classes intermédiaires avant celles de fin de cycle, de la possibilité d’adapter leur choix d’activités au niveau de leurs élèves afin de créer chez eux la confiance et l’envie de faire des mathématiques. Leur liberté pédagogique pour ajuster la progression de leur enseignement aux réussites de leurs élèves se trouve considérablement restreinte.

 

Au lieu de cela, les nouveaux textes proposent un ensemble de tâches censées conduire à 100% de réussite alors qu’un tel objectif est complètement irréaliste. Le débat autour du rapport Villani-Torossian a montré que la France est vraisemblablement le pays qui, en élémentaire, scolarise les enfants le plus précocement avec le programme le plus ambitieux. D’autres pays les scolarisent à 6 ans révolus (3-4 mois plus tard) et d’autres encore dans leur 7ème année (1 an plus tard que nous !). De plus, le programme de la classe équivalente à notre CP a souvent pour objectif l’étude des 20 premiers nombres seulement. Des pays comme le Danemark, la Finlande et la Suède scolarisent les enfants en élémentaire 1 an après nous et ils ne leur font étudier que les 20 premiers nombres au cours de cette première année. Ils ont pourtant de meilleurs résultats que nous à l’enquête PISA !

 

Comment ne pas faire l’hypothèse que l’exigence prématurée qui est la nôtre participe grandement des différences de niveaux considérables observées chez les élèves français ? Décidément, les textes qui nous sont présentés par le ministère vont dans la mauvaise direction, ils éloignent un peu plus l’école française de la réduction des inégalités.

 

Rémi Brissiaud

M. C. honoraire de psychologie cognitive

Équipe Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances. Laboratoire Paragraphe (Paris 8). Conseil scientifique de l’AGEEM

 

Références :

Les « ajustements » de programme en mathématiques

Le texte sous-titré : « Repères pour les mathématiques en CP »

Une comparaison internationale dans le cadre du débat autour du rapport Villani-Torossian

 

 

 

Par fjarraud , le lundi 25 juin 2018.

Commentaires

  • Viviane Micaud, le 25/06/2018 à 10:55
    Sur le contenu, Brissiaud a certainement raison. Mais, je ne suis pas d'accord avec lui pour la notion de cycle.
    Les programmes doivent définir les concepts, notions, pratiques ou repères à apprendre "année par année". Cependant, les enseignants doivent vérifier que les "fondamentaux" qui sont prévus les années précédentes sont bien acquis par chaque élèves et les moyens doivent être mis pour les apprendre quelle que soit la raison de la non-acquisition indépendant du cycle où devrait se situer l'apprentissage initial.
    Les fondamentaux peuvent se définir comme les compétences (connaissances et pratiques) qui vont handicaper les autres apprentissages si l'élève ne les ont pas. (exemple: lecture, etc.)
    Le problème de la notion de cycle est qu'il justifie l'abandon de l'élève dans la spirale de l'échec quand celui-ci n'a pas acquis une compétence qui fait partie des fondamentaux à la fin du cycle. C'est ce que veulent les "élitistes paradoxaux" : le droit de s'adresser qu'à la tête de classe tout en prétendant à vouloir l'égalité des chances.
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