Dominique Bucheton : Instructions Blanquer : Un texte politique 

Le nouveau petit livre orange du ministre : faut-il en rire ? En pleurer ? Ou s’inquiéter pour notre démocratie ? On avait avec Mao le petit livre rouge, on a aujourd’hui le petit livre orange et ses préceptes de bonnes conduites pour le cours préparatoire avec une disparition : la notion de cycle des apprentissages fondamentaux  (CP , CE1, CE2). « A la fin de l’année du Cp les élèves sont devenus des lecteurs et scripteurs autonomes .  L’apprentissage du lire écrire n’a pas à s’étirer sur tout un cycle », citation  page 46 .  La messe est dite ! Les tests  et logiciels pour repérer  retardataires,   petits décodeurs ou  faibles compreneurs, sont en publicité gratuite dans le livret. 

 

Retour au discours d'autorité

 

Qu’on ne s’y trompe pas, le petit livre orange n’est pas un guide « pédagogique » mais un coup bien réglé de communication politique  :   primeur à la presse,  aux électeurs de droite  et du centre  du Parisien, puis  télévision nationale samedi soir avec  l’ image d’une classe  à l’ancienne , en rangs serrés face au tableau.  « J’ai toujours fait avec la syllabique depuis trente ans et ça marche », dit une enseignante ; image suivie d’une autre  plus « moderne » , celle  d’un enfant montré dans un scanner  : « voyez c’est scientifique ! ».  Les enseignants, quant à eux, seront avisés plus tard, ils auront été mis en pâture à la vindicte publique d’abord.

 

Quel est le message ? Il est simpliste (plus les mensonges sont gros, mieux ils passent, dit la vox populi). Décodons -le : si nous avons de mauvais résultats, c’est de la faute des enseignants ! C’est aussi celles des formateurs, chercheurs, inspecteurs, qui les ont mal conseillés, depuis cinquante ans.  En 1968, en effet,  les vieilles méthodes à l’ancienne ont été âprement discutées  et remises cause parce qu’elles ne permettaient qu’à une petite minorité d’accéder au certificat d’étude et aux études supérieures ! « Confi-i-an-ce », dit le ministre, je vais régler tout cela. Oui, le   discours est politique. C’est celui du retour à l’ordre, du retour à la tradition, un discours d’autorité :  celle de celui qui décide sans concertation des contenus et méthodes d’enseignement et  qui va remettre au pas  ces fonctionnaires d’enseignants !

 

Incohérences scientifiques

 

Contre-vérités, manipulations, réductions caricaturales de textes officiels ou de travaux scientifiques, salmigondis de citations « alibi » ou «  potiches  pour faire science  » font de ce livret orange le monument d’une mauvaise rhétorique à peu près illisible.  Bien rares, dieu merci, seront ceux qui arriveront au bout des 130 pages, très redondantes, écrites visiblement par plusieurs plumes qui se contredisent allègrement dès lors qu’elles abordent la question épineuse de la compréhension et encore plus de l’écriture.

 

Un guide fondé sur l’état de la recherche, dit le livret. Faux !  Quelles recherches ? Pas celles des linguistes, et didacticiens de la lecture écriture qui depuis trente ans ont montré le rôle décisif de l’implication conjointe des dimensions culturelle, affective, linguistique et cognitive pour le développement du lire - écrire (d’où l’extrême importance et difficulté pour trouver des textes qui parlent aux élèves et leur donnent envie d’apprendre à lire). 

 

Pas celles non plus des neuro-sciences qui, très prudentes, ne cessent de découvrir combien chaque cerveau humain est profondément singulier :  une usine à penser, ressentir, apprendre, une immense machinerie qui s’élabore dans l’histoire de chacun, son environnement, ses rencontres (ce que disait déjà le philosophe Dewey), un fabuleux système dont  il est difficile de prédire les apprentissages et le développement. Des chercheurs qui aujourd’hui cherchent à comprendre   la plasticité cérébrale :  les mystères des agencements-réagencements synaptiques permettant les remises en circuit de « cartes neuronales » parfois défaillantes. Des chercheurs qui depuis Damasio, Changeux, ont montré l’importance des émotions (positives ou négatives) dans la conduite de notre raison ! Des chercheurs qui, s’ils insistent sur la nécessité de construire des automatismes de bas niveau, s’inquiètent des formatages  et blocages  qu’ils peuvent engendrer. Tous ces travaux, ces recherches diverses récentes ou anciennes,  nous confirment dans l’idée qu’enseigner, oui, c’est terriblement complexe . C’est savoir s’ajuster à la diversité des publics, chercher des chemins variés pour   gagner leur confiance et susciter le désir d’apprendre.

 

Un acte de foi

 

Devant une telle diversité  des modes de penser, de parler , de  ressentir  de chacun,  quel scientifique sérieux, quel pédagogue responsable oserait  affirmer, comme notre  ministre,  qu’il n’existe qu’une seule et unique   méthode  pour apprendre à lire à tous les enfants, de France et d’outre-mer,  celle de nos parents ou grands- parents : la  syllabique,  qui va des graphèmes aux phonèmes  (et attention, surtout pas du son à la lettre !), une méthode  qui serait « la clé universelle » de l’apprentissage de la lecture et qui  préconise le  déchiffrage intégral,  d’abord.

 

On a là un vrai acte de foi, devant lequel les enseignants sont priés de s’incliner et d’abandonner leur pratique de 30 ans :  la méthode, dite « mixte »,  adoptée par la très grande majorité des écoles de France, de Belgique ou de Suisse.  Une méthode qui outre le travail indispensable et décisif de reconnaissance et automatisation des correspondances phonèmes- graphèmes, sollicite diverses  autres stratégies pour accéder au déchiffrage  et conjointement à la compréhension de « vrais » textes .  Des pratiques qui font appel à la culture des élèves, à leurs connaissances, à leur implication, à  l’ observation d’indices lexicaux,  grammaticaux, aux  raisonnements logiques, et.  Bref, des activités qui apprennent à l’élève à penser, questionner de manière autonome un texte tout en construisant en même temps les outils linguistiques et  culturels nécessaires à la lecture et l’écriture.   

 

Curieusement, ce travail sur la compréhension, qui hélas est souvent encore trop peu développé dans les classes, est relégué dans une courte section du livret orange, appelée « Activités à mener en parallèle ».  Comment ? Quand ? Le texte devient alors presque   schizophrénique et renverse le point de vue précédent.  On y   retrouve en effet   nombre de préconisations pertinentes, bien connues :  reformulation du texte lu, travail sur la mémoire, le vocabulaire, la syntaxe, le contexte, hypothèses sur la suite du texte, écriture de phrases, débats en ilots, etc. 

 

Et l'écriture ?

 

Et l’écriture ?  Il est dit et répété sur plusieurs pages que son apprentissage est intimement lié à celui de  la lecture  et vice versa (les travaux des équipes de l’enquête  Goigoux  ont  montré que la pratique d’une écriture, notamment autonome,  favorise le développement de la lecture ).Pourtant  dans le livret orange,  l’écriture n’est envisagée pour l’essentiel que  comme exercice  graphique ou de  copie , voire de  dictée avec pour seule ambition l’orthographe.  Non écrire, ce n’est pas seulement cela ! C’est penser le stylo à la main, s’adresser à un absent, imaginer ce qu’il veut savoir : des activités déjà présentes en maternelle dans les pratiques d’écriture tâtonnantes  ! Rien de surprenant si dans  la liste des  critères proposés pour le choix d’un « bon » manuel de lecture : pas un ne concerne les tâches d’écriture !  C’est dire, si l’écriture, nos rédacteurs du livret, s’en fichent ou pire, n’y ont même pas pensé ! Pas sérieux !

 

En conclusion : un texte politique, prescriptif, souvent très incohérent, qui préconise obéissance et  pensée- unique pour les enseignants et leurs élèves. Un texte très méprisant pour la communauté des enseignants, formateurs, chercheurs, inspecteurs. Un texte qui n’aidera pas l’école française à sortir de ses résultats très médiocres sur la compréhension. 

 

Mieux vaut relire et suivre, pour inventer sa classe, les instructions officielles du cycle 1 et 2 de 2015 : elles sont claires, le fruit d’un travail considérable de toute la communauté éducative, accompagnée par la recherche.    

 

Dominique Bucheton,

professeure honoraire en sciences du langage et sciences de l’éducation , université de Montpellier 

 

Le Guide orange

Sur le guide orange

D Bucheton : Sur les instructions Blanquer

Instructions Blanquer : le dossier

 

 

Par fjarraud , le jeudi 03 mai 2018.

Commentaires

  • Bertillonne, le 06/05/2018 à 13:10
    Hélas, trois fois hélas! Le but de la manœuvre est de nous faire passer pour des incapables, des idéologues malfaisants auprès des parents et de l'opinion publique. Une maman d'élève (plutôt éduquée et bien disposée vis à vis de notre école,  m'a dit lors de l'admission de sa dernière en CP, alors, plus de globale à la rentrée? ....2 plus grands sont déjà passés par chez nous, elle pourrait savoir ce que nous y faisons...). Confusion, méfiance, discrédit même, c'est réussi.
    Ce qui est prôné comme le dit Mme Bucheton est une atteinte à l'intelligence de nos élèves; en faire seulement des déchiffreurs, c'est former des OS de la lecture. Je ne pense pas que les enfants de nos dirigeants aient appris avec une méthode si indigente...
    Beaucoup dépendra aussi de la manière dont les IEN s'empareront des consignes qui leur sont dès à présent données. Comme en 2008? le petit doigt sur la couture? ou avec un peu plus de recul et moins d'enthousiasme... On peut être loyal vis à vis de son institution sans être complètement dupe ou naïf,  et sans prendre les enseignantes pour des agents décérébrées...  
    Une dernière remarque, entendu dans un couloir, une maîtresse de CP se réjouit déjà de pouvoir reprendre sa bonne vieille méthode qu'elle avait dû reléguer dans son placard depuis les programmes 2015 et une inspection un peu tendue... le meilleur moyen de ne rien changer, c'est la méthode JMB! 
  • lite44, le 03/05/2018 à 16:48
    D'accord avec cette analyse. Quand un ministre enfonce à ce point des portes ouvertes pédagogiques, il ne s'adresse pas aux enseignants mais à un public qui a envie d'entendre une chanson qui lui parle. L'action de J.-M. Blanquer, et son déploiement médiatique, sont avant tout un acte politique. Le problème c'est que, manifestement, ça semble efficace. C'est en tout cas ce que montrent les sondages.
  • lite44, le 03/05/2018 à 16:47
    D'accord avec cette analyse. Quand un ministre enfonce à ce point des portes ouvertes pédagogiques, il ne s'adresse pas aux enseignants mais à un public qui a envie d'entendre une chanson qui lui parle. L'action de J.-M. Blanquer, et son déploiement médiatique, sont avant tout un acte politique. Le problème c'est que, manifestement, ça semble efficace. C'est en tout cas ce que montrent les sondages.
  • delacour, le 03/05/2018 à 10:31

    On peut soit utiliser une méthode de lecture, soit une méthode d'écriture pour entrer en communication écrite. Historiquement, l'homme a forcément commencé par écrirece qui conduit à ecrilu (site ecrilu)... Lorsqu'on commence par décoder on doit selon le petit livre jaune...(en italique ici) 

    Cette identification des mots se fait de deux manières :

     — par l’association de lettres ou groupes de lettres (graphèmes) à des sons de la langue (phonèmes)

    C'est certain, à condition d'avoir commencé par remplacer les sons par des lettres, sinon par exemple impossible de décoder "en" avec assurance (examen, viennent, solennel, etc.)

    par la reconnaissance directe de la forme orthographique du mot, présente dans la mémoire lexicale du lecteur, qui permet d’accéder à son sens et à sa prononciation : c’est cemode d’identification qui permet notamment de lire le mots irréguliers, difficilement déchiffrables (par exemple, le mot « femme » ou le mot « monsieur ») et de distinguer leshomonymes (par exemple, « sot » ou « seau » ou encore « saut », qui se prononcent pareillement /so/).

    Ces mots ne sont pas irréguliers, ils se codent comme les autres, mais cette observation montre combien on n'a pas compris que le codage était lui seul l'assurance du décodage. Avec l'écritoire (voir le site "ecrilu") on peut coder /fam/ avec"f-e(dans la colonne des codages de /a/)-mme (dans la colonne des codages de /m/).

    Par ailleurs il n'est pas toujours vrai de dire que sot se décode comme seau (un parisien fait bien la différence), donc que sot et seau se prononcent de la même façon. Encore une manière d'ignorer le codage qui lui seul engendre nécessairement le décodage correct.

     

    Savoir lire suppose également que l’identification des mots par le décodage soit suffisamment automatisée pour permettre d’accéder à la compréhension : c’est ce qu’on appelle la fluidité ou la fluence de lecture.

    Si, comme je le préconise, on commence par coder, on part du sens : un avantage important au décodage, même si on décode lentement.

     Comment, lorsqu'on ne sait pas lire, déterminer l'empan graphémique ? IMPOSSIBLE. Certes on peut le désigner à l'apprenant, sans pour autant lui permettre de décoder d'autres configurations visuelles identiques, qui ne sont pas forcément des graphies.   Ainsi, on peut lui apprendre que ma dans magasin se décode /ma/ mais cela ne lui sera d'aucun secours pour lire maigre, manger, maudire, main, etc. Par ailleurs, chaque fois qu'on fait apprendre un décodage on s'appuie obligatoirement sur le codage et pas sur un décodage permanent et certain.

    Au niveau conceptuel, il y a confusion ici entre son et phonème, graphie et graphème, mélangeant le concret et l'abstrait. en témoigne la phrase :

    …puisqu’il s’agit d’apprendre à faire correspondre des graphèmes et des phonèmes.

    L'enfant fait correspondre des sons et des graphies et l'adulte plus tard peut comprendre la différence entre graphie et graphème. Il y a de nombreuses écritures de la famille phonologique/o/ donc des graphies se décodant /o/ (ot, oc, os, au, etc.)  constituant une famille graphémique.

    …par la reconnaissance directe de la forme orthographique du mot, présente dans la mémoire lexicale du lecteur, qui permet d’accéder à son sens et à sa prononciation : c’est ce mode d’identification qui permet notamment de lire les mots irréguliers, difficilement déchiffrables (par exemple, le mot « femme » ou le mot « monsieur»

    On convient donc que lorsqu'on code avec des graphies sortant de l'ordinaire, la lecture est rendue difficile, voire impossible. Il n'y  a aucun mot "irrégulier" comme on l'annonce, simplement des mots au déchiffrage assuré par le codage. Comment lire pain (3 lettres indéchiffrables…) sinon encodant le sens /pin/ avec pain !

    On peut donc sans contrevenir aux instructions, commencer par coder, transformer du son porteur de sens en mots écrits porteurs du même sens. C'est permettre à l'enfant de découvrir le codage et son corollaire le décodage, la lecture (compréhension).


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