Le film de la semaine : « Kings » de Deniz Gamze Ergüven 

Quels facteurs président au déclenchement d’émeutes dans nos sociétés ? En quoi ces manifestations de violence extrême traduisent-elles des situations d’inégalités économiques, un sentiment diffus d’injustice et de rejet et l’expression exacerbée d’un malaise social ? Profondément touchée par les événements de 2005 en France, Deniz Gamze Ergüven, jeune cinéaste française d’origine turque, déjà remarquée et primée dès son premier film [« Mustang », 2015], choisit de remonter aux sources d’un autre moment marquant de l’histoire récente des Etats-Unis. Pour évoquer les émeutes de 1992 à Los Angeles et suggérer ‘la détresse émotionnelle extrême’ qui en est le ‘symptôme’, la réalisatrice nous plonge en plein quartier populaire dans le quotidien héroïque d’une jeune femme énergique, l’existence difficile de sa famille et des enfants qui lui sont confiés. Fondée sur une riche documentation, étayée par une immersion prolongée auprès des communautés concernées, la mise en scène électrique nous entraîne au plus près des corps et des cœurs des protagonistes, pris dans l’engrenage fatal, d’un mouvement de protestation jusqu’à ses conséquences tragiques. Mêlant habilement images d’archives, séquences ‘coup de poing’, scènes d’action collective et pauses intimistes, « Kings » donne une dimension épique à cette fresque réaliste. Et son filmage frontal éclaire avec lucidité et sensibilité les désastres humains engendrés par toutes les formes d’injustice.

 

Ghetto noir, dangers mortels

 

Une ouverture brutale nous met en état de choc. Une gamine noire marche dans la rue, la bulle de chewing gum à la bouche, l’allure fière. Elle s’avance vers nous et nous regarde. Dans un petit supermarché, elle prend une bouteille de jus d’orange, la glisse dans son sac à dos. La patronne d’origine asiatique la voit lui crie dessus. La gamine la bouscule et la fait tomber derrière le comptoir. Lorsque la femme se relève, elle tient une arme, menace et tue l’adolescente d’une balle en pleine la tête.

 

Une indication en surimpression à l’écran nous fait remonter plusieurs semaines en arrière dans le contexte des émeutes de 1992. Comme des vues aériennes le suggèrent nous sommes à Los Angeles en plein quartier populaire dans la famille de Millie (Halle Berry), qui entoure d’affection ses propres enfants comme elle s’occupe avec sollicitude de ceux qu’elle accueille dans l’attente de leur adoption. Autant de gestes quotidiens, signes d’amour les siens, soucieux de leur protection contre les risques de violence et les dangers de mort auxquels chacun des membres de la famille élargie est confronté dès qu’il met le pied dehors.  Entre les petits trafiquants, les gangs de la drogue, et les patrouilleurs musclés de la police locale, la caméra enregistre les manifestations de tendresse, la force du lien (physique, affectif) unissant une ‘famille’ solidaire, soudée par son origine afro-américaine et sa couleur de peau), son milieu et son mode vie. Un quotidien fusionnel et bruyant que le voisin blanc Obie (Daniel Craig), romancier en mal d’inspiration, a du mal à supporter. Dans un premier temps. Avant que l’urgence ne fasse sauter ses préjugés et le portent au secours de la petite famille noire en grand péril.

Emeutes destructrices, coup de foudre salvateur

 

Dans l’ambiance survoltée d’un quartier toujours en ébullition, le verdict révoltant d’un procès devient la mèche propre à allumer le feu. Comme en attestent les comptes rendus diffusés en direct à la télévision sur tous les écrans dans chaque foyer, les quatre policiers accusés d’avoir tabassé à mort Rodney King, un jeune Noir de 26 ans, sont acquittés. Le verdict déclenche immédiatement des émeutes dans le quartier noir de South Central. Comme une traînée de poudre, la révolte s’amplifie avec son lot de pillages, d’incendies, de bâtiments détruits, de ripostes violentes des forces de police. Et le sinistre bilan de 60 morts au terme d’un chaos qui dure plus de cinq jours.

 

Le filmage caméra au poing épouse la fièvre qui s’empare des jeunes émeutiers, leur fascination consumériste pour la nourriture et les objets devenus soudain accessibles, leur envie rageuse d’en découdre et leur bravoure inconsciente face aux policiers armés jusqu’aux dents et tirant à balles réelles en pleine rue. Au milieu de ce vertige mortifère, la jeune femme noire et le (seul) Blanc de sa connaissance font brusquement alliance pour sauver les ‘petits’ protégés de Millie devenus en un tour de main pilleurs occasionnels et affichant leur fierté, enregistrée en direct par les reporters TV.

 

Sans déflorer la suite rocambolesque de son intervention, qui s’apparente à une pause romanesque dans l’engrenage du malheur, soulignons cependant que le couple (incarné par deux stars américaines) se sortira in extremis d’une situation inextricable (une nuit attachés et menottés ensemble à un poteau électrique par un policier pressé appelé pour une urgence dans une autre partie de la ville). Un moment de répit, presque burlesque, qui n’empêche pas la cinéaste d’accompagner ces jeunes héros ‘enragés’ jusqu’au bout, comme ce garçon blessé par balle qui agonise longtemps dans une voiture après que ses potes ont tenté de le conduire à l’hôpital sans jamais trouver le chemin dans une cité à feu et à sang.

 

Mise en scène électrique, musique intense

 

Deniz Gamze Ergüven part de la chaleur affective d’un foyer en ébullition, de sa fragilité à protéger, de la précarité d’une communauté en danger. Puis elle élargit notre regard au contexte d’exacerbation des antagonismes sociaux et raciaux  de l’époque jusqu’aux circonstances de l’embrasement. L’amplitude maîtrisée de la mise en scène nous plonge au cœur du maelstrom entre les gros plans sur les visages angoissés des mères en quête de leurs enfants partis courir l’aventure au péril de leur vie, les scènes d’affrontements de rue sous le sifflement des balles, entre des policiers armes au poing et des émeutiers désarmés et les vues aériennes de désordres urbains d’où s’élèvent flammes rouges et fumées épaisses.

 

Plus que le romanesque véhiculée par une improbable histoire d’amour, la dimension réaliste, presque documentaire, donne une vision ‘coup de poing’ des conflits sociaux et raciaux aux Etats-Unis, tout en nous rendant perceptibles de l’intérieur le vécu et l’appréhension du monde chez les opprimés. La fresque sociale, avec ses pointes de lyrisme et ses embardées pulsionnelles, atteint parfois la puissance d’une épopée tragique.

 

Soutenue par les pulsations intenses de la musique originale composée par Nick Cave et Warren Ellis, la mise en scène électrique figure les forces souterraines qui poussent les jeunes émeutiers à des actes insensés, au-delà de toute raison. Comme si ces ‘héros’ se livraient en aveugles au destin qui les entraîne, emportés par une fatalité inscrite depuis l’enfance, contre laquelle les mères se battent avec une énergie folle.

 

Au-delà du sort réservé alors aux Noirs américains, -cinquante après l’assassinat de Martin Luther King-, grâce à la cinéaste Denis Gamze Ergüven, des « Kings » d’hier et d’aujourd’hui nous regardent.

 

Samra Bonvoisin

 

« Kings », film de Deniz Gamze Ergüven-sortie le 11 avril 2018

Sélections, Sundance Festival screenwriters, Festival du film de Toronto 2017

 

 

Par fjarraud , le mercredi 11 avril 2018.

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