FEI 10 : Cinéma et philosophie par Pierre Rostaing 

« Penser, est-ce dire non ? » Partant de cette citation attribuée à Pythagore, Pierre Rostaing, professeur de philosophie au lycée Champollion de Grenoble (38) propose à ses lycéens de philosopher autour du oui et du non dans un film de 40 min. Prix du jury au 10ème Forum des Enseignants Innovants, Pierre Rostaing concrétise un projet qui donne de l’assurance aux élèves et accomplit un cours de philosophie hors-les-murs. Entretien avec cet enseignant pour qui la philosophie « se réalise concrètement dans l’art de questionner et d’argumenter »

 

Comment est né ce projet cinématographique mené avec vos terminales ?

 

Au départ, il s’agit d’une commande des Rencontres Philosophiques d'Uriage 2017, dont le thème était cette année "Résister ou consentir". Sa directrice me donnant carte blanche pour animer un atelier ouvert à tous les publics, j’acceptais à la condition que mes élèves de terminale puissent y participer, d’une manière ou d’une autre, pour les ouvrir, et donc les confronter au monde qu’ils s’apprêtent à intégrer demain : un public d’adultes fait de chefs d’entreprise, de travailleurs sociaux, d’ingénieurs, d’artistes et de fonctionnaires, ou encore de simples passionnés de ce thème à première vue plutôt politique et moral mais qui concerne aussi le fondement même de notre connaissance. D’une part, afin qu’ils mesurent la différence de niveau de discours qui les sépare encore de celui de la société civile — et de la sorte le chemin qu’il leur reste à parcourir. D’autre part, afin que ce soit l’occasion d’un premier exercice de dissertation mené collectivement — de manière à bien prendre la mesure de ce qu’ils devront produire individuellement en fin d’année lors de l’épreuve du baccalauréat !

 

Du fait que ces Rencontres d’Uriage ont lieu mi-octobre, j’en faisais la proposition à mes 4 classes dès la rentrée de septembre en leur donnant leur premier sujet de bac : « Penser, est-ce dire non ? » partant de cette citation attribuée à Pythagore : « Les deux mots les plus anciens et les plus brefs, oui et non, sont ceux qui exigent le plus de réflexion ». J’indiquais seulement que nous allions en faire un film, mais sans dire comment. Un film destiné à montrer ce que des adolescents sont déjà capables de faire au premier mois de philosophie, en raison de leur capacité d’analyse et de l’incroyable diversité de connaissances déjà acquises jusque-là dans les autres disciplines. Ce qu’ils acceptèrent avec enthousiasme. Faute de temps pour le tournage proprement dit, je choisissais de le réaliser avec ma seule terminale littéraire, réputée plus faible que mes scientifiques…

 

Pourquoi ce choix de thème autour du OUI et du NON ?

 

Parce-que si la philosophie « commence avec l’étonnement » (Platon, Aristote) elle se réalise concrètement dans l’art de questionner et d’argumenter qui est commun à toutes les sciences. L’art qui nous permet de sortir de la connaissance habituelle dans laquelle le oui ou le non sont adressés aux autres, et non à nous-mêmes. Dans le film, on voit les élèves s’en rendre compte progressivement, après quelques tâtonnements : quand je pense, quand je « dialogue avec moi-même » [la pensée même, selon Platon] c’est à moi-même que je dis oui ou non, que je peux me reconnaître moi-même aussi bien dans mes succès que dans mes échecs. Et c’est cela fondamentalement qui nous fait sortir de l’esclavage.

 

Une démonstration de maths, une critique politique, une création artistique comme une enquête policière ou historique reposent sur ce même principe du « Nai kai ou pythagorikon », du oui et du non « pythagoricien ». A chaque étape, c’est à moi que je dis oui ou non en vérité. Cela peut sembler rien que binaire, mais ce n’est qu’en apparence : le oui et le non forment ainsi, dialectiquement, à la fois le terme d’un processus complexe — le connaître proprement dit, fait de rumination, de digestion — et le commencement d’une pensée cohérente et créatrice, seule capable d’être reconnue comme telle. Chez les Grecs, la notion de limite a ces deux sens : le terme (la clôture) et ce à partir de quoi tout devient possible (ouverture) ! C’est alors pour l’élève le moyen de sortir du relativisme impuissant (qui dit oui à tout) ou du dogmatisme aveugle (qui dit non à tout ce qui est autre que soi), dans lesquels les opinions reçues les ont bien souvent enfermés.

 

Quels auteurs et quelles thématiques peuvent être abordés en classe en lien avec ce projet ? Comment exploiter cette production en classe ?

 

Un exemple : 1. Partir avec les élèves du constat que le oui et non de l'enfance s'adresse invariablement au réel — aux choses comme aux autres. Tandis que le consentement ou la résistance à « ce qui est », en politique comme en science, ne s'adresse en dernière analyse qu'à soi et à sa propre décision. « Rentre en toi-même, à l’intérieur de l’homme se tient la vérité » : Saint-Augustin. Mais aussi Descartes, Malebranche, bref : tous les précurseurs de la notion de sujet. Ce qui amène l’élève à réfléchir aux notions de conscience réflexive (l’entendement), de conscience morale, de raison théorique, pratique et créatrice, etc. S’appuyer, à nouveau a contrario, sur l’exemple Grec de l'homme de type "Ouk estin nai kai ou" : Celui qui dit oui en pensant non, et qui même parvenu à l’âge adulte ne s'engage jamais de lui-même, mais reste prisonnier de son état.

 

 2. Suivre d’une leçon magistrale (ce qui là n’est pas interdit vu la difficulté conceptuelle) sur la reprise par Hegel de la dialectique d'Héraclite dans sa Phénoménologie de l’Esprit. Notamment, la célèbre « dialectique maîtrise-servitude » qui, par le moteur de la négativité, élève le « petit moi » prisonnier de ses désirs à l’universalité de la conscience de soi : à « un Moi qui est un Nous et un Nous qui est un Moi ». Et pour terminer, passer en revue ses implications pour toutes les notions du champ Raison/réel, sur la théorie et l’expérience [auxquels le réel plus d’une fois dit non !], l’induction et la déduction, jusqu’au langage, naturellement, dont oui et non sont donc à la fois résultats et principes.

 

3. Enfin, en guise de contrôle final : mettre les élèves à l'exercice de l'explication du texte non moins fameux du § 139 des Propos sur les pouvoirs d'Alain. Ou d’un extrait de La philosophie du non de Bachelard.

 

Quels sont les retours de vos lycéens suite à votre projet ?

 

En classe, cela leur a donné l’assurance : de deux à trois solistes qui participaient en début d’année, c’est désormais à un concert des voix de la classe auquel il nous arrive d’assister, désormais, le plus souvent. Notamment sur les sujets qui mettent de plain-pied en rapport avec l’actualité. Hors de la classe, c’est la fierté d’avoir œuvré à quelque chose qui ne se perd pas dans les poubelles du Lycée et servira d’exemple pour d’autres. Qui permet de montrer à l’extérieur (parent, ami) ce qui se fait en classe, à la fois le moment d’apprentissage du dialogue cohérent, et une forme de renaissance qui donne un courage qu’ils ne possèdent pas naturellement : le courage de soumettre son propre jugement aux jugements des autres, sans crainte ni de la prise de risque ni de passer à côté du « résultat exact ». Enfin, la découverte de la force de la complémentarité leur permet de comprendre que « nous ne sommes pas nés seulement pour nous-mêmes », comme dit Viterbe, mais aussi « pour le Bien commun ».

 

J’allais oublier, quelques-uns voudraient que tous les cours se déroulent suivant cette méthode de production, qui oblige d’une certaine façon tous les élèves à s’impliquer également et à s’élever mutuellement. Mais là, c’est une autre histoire ! Celle de conditions réunies dans d’autres pays, et non chez nous (ex. de pays scandinaves, etc.).

 

En quoi l’étude du théorème de Pythagore permet-il un « exercice de la pensée » ?

 

La réponse faite sur le « oui et non » me paraît en soi suffisante puisque s’y exerce pleinement, lors de la démonstration, la nécessité de la pesée à chaque étape de mon propre raisonnement. De ce point de vue, cela permet de voir en quoi l’invention de la raison par les Grecs — et spécialement de la démonstration qui met tout sous les yeux de tous à égalité de rang — est avant tout l’invention d’un premier système de pensée universel, réutilisable par tous et partout, qui nous permet de nous arracher effectivement à tout préjugé, toute tradition ou toute croyance. Et la fondation logique de celui-ci est cet usage universel du oui et non à soi-même que les élèves mettent bien en évidence dans le film, même s’ils ne sont pas encore en mesure de le faire systématiquement. Le second bénéfice, c’est qu’à Pythagore lui-même et ses triangles pythagoriciens (du type 3, 4, 5 de côtés) on peut encore dire non : en s’appuyant sur Aristote et son problème de la diagonale du carré qui ne peut donner pour résultat un nombre entier (racine carré de deux). Même la science qui nous paraît la mieux assurée peut révéler des paradoxes que, par complémentarité encore, d’autres pourrons lever parfois des siècles plus tard. Preuve qu’il n’y a de vérité que du tout ? Ou que, comme dit Goethe, « seul ce qui est fécond est vrai » ?

 

Que retiendrez-vous de votre participation au 10ème forum des enseignants innovants ?

 

Une fête de l’intelligence collective. D’abord les collègues passionnés. De l’EPS aux Mathématiques, des Langues aux Arts en passant par la Littérature et la Technologie, et — bien sûr — mes amis philosophes, il n’en est pas un qui ne m’ait appris quelque chose en matière d’ouverture sur la cité, sur le monde — sur l’univers même, grâce à cette école de Bretagne ! — et sur soi, le soi de l’élève notamment, qui ne doit plus chercher « à devenir meilleur que les autres, mais juste meilleur que soi » ! Ensuite, une organisation rigoureuse qui su faire « fermer les portes » de nos discussions par l’intervention de celui qui était en capacité d’en « tirer tout le jus », ce Monsieur Meirieu dont j’avais évidemment entendu parler, mais que je ne connaissais pas. Enfin, la bienveillante discrétion en même temps que l’attention dont tous ses membres ont su faire preuve. A tous, donc, un grand merci. Et si, maintenant, il fallait à tout prix faire preuve de critique, je dirais que mon unique regret serait de n’avoir rencontré, côté intervenant ou jury, aucun contradicteur de poids… de l’esprit qui présidât à ces deux journées remarquables.

 

Entretien par Julien Cabioch

 

La vidéo du projet

 

Dans le café

10e Forum des Enseignants Innovants

Une encyclopédie de philosophie en ligne

 

 

Par fjarraud , le mercredi 21 février 2018.

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