Olivier Loubes : Ecole et identité nationale, des années 30 aux débats d'aujourd'hui... 

L'Ecole est-elle encore la forge de la nation ? Continue-t-elle à faire "d'excellents français" ou a-t-elle baissé les bras, voire trahi sa mission car gangrenée par des idéologues subversifs ? Ces questions, sont redevenues obsessionnelles dans la France du début du 21ème siècle comme on a pu le voir lors du débat sur le programme d'histoire. Or elles sont déjà posées à l'Ecole française dans l'entre deux guerres. D'où l'intérêt de la thèse d'Olivier Loubes. Il analyse très finement le rapport entre l'école et la société dans une période marquée par l'obsession de la guerre et les luttes sociales en nous découvrir ce qui s'enseignait réellement dans les classes comme en témoignent les cahiers d'écoliers. Interrogé par le Café pédagogique, il montre comment cette période clé éclaire les débats sur l'Ecole et les enseignants d'aujourd'hui.


L'école au centre des débats

 "Alors que d'habitude on postule une inertie de la forge scolaire de la nation entre Jules ferry et Mai 68, c'est bien dans l'entre-deux-guerres que s'effectue la passage d'une France républicaine à l'autre. Jusqu'à 1914, la France se pense comme une démocratie politique, dans l'entre deux guerres elle se pense et se construit comme une démocratie sociale... Le creuset scolaire de la nation républicaine change du patriotique au populaire".

Olivier Loubes publie en format de poche sa thèse publiée en 2001 avec quelques modifications, notamment le titre, qui font de ce livre presque une nouvelle édition.

Dans cette période qui va d'une catastrophe (une Victoire si chèrement payée) à une autre (la défaite de 1940), l'Ecole est au centre des débats politiques avant d'être rendue responsable de la défaite.


Emergence du débat sur le collège unique

Trois grandes questions traversent cette période. Il y a d'abord la question déjà ancienne de la laïcité. O Loubes montre qu'elle reste vive dans les milieux ecclésiastiques français alors que la question semble tranchée pour l'opinion.

Dans les années 1920 apparait une nouvelle question  promise à un bel avenir : celle de l'école unique, on dirait aujourd'hui du collège unique. Faut-il passer d'un enseignement du secondaire inférieur (le collège) du type de celui des écoles primaires ou au contraire faire de ce niveau un petit lycée ? La question est d'importance.  C'est celle de la démocratisation de l'éducation. Elle génère de furieux débats en des termes qui se poursuivent aujourd'hui, la démocratisation étant combattue au nom de la sauvegarde de la culture. La question n'est pas tranchée en 1940. Et on sait qu'elle est promise à un bel avenir dans les 70 années suivantes...


Le débat dominant sur l'identité nationale

Et c'est une autre question qui envahit l'espace médiatique des années 30 : celle de l'identité nationale et de la place de l'Ecole dans sa réalisation. L'Ecole continue-t-elle à forger la Nation à travers ses enseignements ou participe-t-elle à son délitement ?

Un grand avantage du livre d'O Loubes c'est qu'il nous permet d'entrer dans la salle de classe. L'ouvrage n'aborde pas le fait scolaire qu'à travers les circulaires ou les manuels scolaires. Il s'appuie sur de nombreux cahiers d 'élèves conservés qui permettent de savoir exactement ce qui est enseigné en classe. On a donc une vision tout à fait unique des engagements des enseignants et de leur impact sur les enfants et l'opinion publique.


France des années 30 et France des années 2010

L'ouvrage s'appuie aussi sur les manuels scolaires. Il accorde toute son importance au mouvement syndical enseignant , très influent dans les années 30.

Finalement le livre montre comment les rapports entre l'Ecole et la Nation forgent une identité française en mouvement, de la France patriote à la France populaire. L'école n'est pas responsable de la défaite mais elle a porté le rôle désacralisant de la Première Guerre mondiale pour la patrie.  On passe d'un enseignement patriotique au désenchantement et à un enseignement pacifique républicain qui va se heurter aux dures réalités des années 30. "Alors que la nation voit les crises se développer, l'école s'enracine dans la paix", écrit O Loubes, "et participe à la crise interne de redéfinition du pays, à cette émergence de la France populaire". Une évolution qui sera combattue par une autre France qui sera au pouvoir dans les années 40.

On mesure à quel point ces combats des années 30 font écho encore aujourd'hui. Ce sont les mêmes groupes sociaux et politiques qui refusent l'école unique et qui voudraient faire de l' Ecole un instrument pour leur projet politique réactionnaire. Sur fond de tensions montantes, l'ouvrage d'O Loubes éclaire notre compréhension des enjeux de l'Ecole actuelle.


François  Jarraud


Olivier Loubes, L'école,l'identité, la nation. Histoire d'un entre-deux-France, 1914-1940, Belin alpha, 2017, ISBN 978-2-410-00982-8



Olivier Loubes : "Il faut à nouveau réfléchir au récit du commun"


Professeur d'histoire en classe préparatoire à Toulouse, correspondant de la revue L'histoire, Olivier Loubes analyse les rapports entre l'école et la République. Il éclaire pour le Café pédagogique les enjeux des débats sur l'école de l'entre deux guerre et les resitue par rapport à nos interrogations actuelles. Comment le débat sur l'identité nationale recoure-t-il celui sur l'école unique ?  Quelle place pour l'école dans la construction du commun ?


Votre livre a une particularité c'est qu'il nous emmène directement dans les salles de classe. On voit ce que tel ou tel maître enseignait réellement et pas seulement ce que disent les manuels ou les instructions officielles. Comment est ce possible ?

 J'ai souhaité aller jusque dans la classe, passer des circulaires aux travaux d'élèves en passant par les manuels scolaires et les travaux des maitres. On ne sait pas toujours comment les programmes et les manuels sont utilisés. Ou comment les débats syndicaux influent sur le quotidien de la classe. Si on s'en tient aux congrès du syndicat national des instituteurs on pourrait avoir l'impression que ce qui s'enseigne dans les classes des années 1930 c'est le pacifisme militant. Or la plupart du temps la patrie est enseignée comme un devoir civique.

J'ai tenu aussi à convoquer pour mon analyse toutes les matières et pas seulement l'enseignement de l'histoire. Le rôle de l'histoire s'observe très bien dans la façon dont elle gagne les autres matières.

Pour cela je me suis servi des cahiers de travail des élèves, des cahiers journaliers et des cahiers de roulement. Ces derniers cahiers étaient des documents importants exigés par l'inspection. Il étaient tenus chaque jour par un élève différent.


Ces cahiers ont été sauvegardés au hasard et sont sauvegardés par le Musée national de l'éducation de Rouen.


Trois questions dominent le débat sur l'Ecole dans cette période : la laïcité, l'école unique et le patriotisme. Comment évoluent-elles ?

La question du patriotisme est fondamentale après la Grande Guerre. Ce n'est pas une question neuve. Après la défaite de 1870 un débat sur la qualité de l'école primaire avait agité le pays. Dans les années 1900-1910 les milieux nationalistes ont la conviction que le socialisme gangrène l'enseignement. Paradoxalement la victoire de 1918 ravive les inquiétudes.

Les milieux nationalistes sont toujours persuadés de la domination communiste et socialiste internationaliste sur l'école. Et les instituteurs sont sensibles au thème de la paix. Ils refusent d'enseigner un patriotisme guerrier et affichent une volonté de pacification de l'enseignement patriotique. C'est toute la question du sens à donner à la mort de masse de la première guerre mondiale. Pour les instituteurs elle doit être la fin de la guerre et oeuvrer à la paix universelle.


On peut dire que l'enseignement change réellement ?

Incontestablement. Le patriotisme n'est pas supprimé. Il est enseigné mais la thématique de l'horreur de la guerre se développe à partir de 1922-1924. On donne comme fin de l'histoire la Société des nations (SDN, ancêtre de l'ONU NDLR).

Les manuels sont révisés à la demande des enseignants, par exemple le petit Lavisse. Les textes sont peu changés mais les images le sont. Tout ce qui pouvait entrainer les enfants dans l'idée que la guerre est un jeu, tout ce qui renvoie à l'héroïsme patriotique  est supprimé.

Vous évoquez dans le livre le rôle du Syndicat national (SN) des instituteurs. Vous ne parlez pas des grands figures pacifistes du monde enseignant comme Thérèse Collet ou des incidents comme le refus des la préparation militaire. Pourquoi ?

Les  instituteurs pacifistes restent marginaux. Ils sont actifs, influents mais minoritaires tout comme les refus de la préparation militaire. D'ailleurs en 1940 on aura pas plus de refus d'enrôlement qu'en 1914.

Ce qui domine dans les années 30 c'est l'idée que le service militaire est détestable s'il doit conduire à la guerre mais il n'y a pas d'opposition à l'idée qu'il faut défendre la patrie si elle est en danger.

Le SN vote régulièrement des motions promettant la grève générale en cas de mobilisation et cela contribue à troubler le rapport des français à l'identité commune. On peut dire qu'après Munich la position du SN contribue à la crise de l'identité nationale.


Les instituteurs n'ont pas compris les années 30 ?

Ils sont piégés dans un contre temps. Je vois dans les cahiers d'élèves le briandisme arriver à maturité dans les années 30 alors que l'Europe vie la montée des facsismes. Ce contre temps est difficile à surmonter car le briandisme a donné un sens à la mort de masse de la première guerre mondiale. Poser à nouveau la question de la guerre est très violent. Il va y avoir deux attitudes. Ceux qui basculent dans le pacifisme intégral, moins de 10% au congrès du SN. Et ceux qui acceptent l'idée qu'on peut faire la guerre pour défendre la république. Ceux là sont majoritaires mais ils ont besoin de temps.


Cette question a étouffé le débat sur la démocratisation de l'Ecole ?

Elle l'a recouverte. La démocratisation sociale de l'école est un projet qu'on voit se développer dans l'entre deux guerres à travers le thème de l'école unique. Elle est relayée par les milieux syndicaux, la CGT et politiques, le Cartel des gauches, dès les années 1920.  Tout le monde se dit favorable. Mais le débat affronte les professeurs des lycées (qui à l'époque comptent des classes primaires et équivalentes au collège actuel NDLR) et ceux de l'enseignement primaire supérieur (des classes faites par des instituteurs qui prolongent l'école après le Cm2 NDLR). Comment inventer le collège ? Pourquoi priver les enfants du peuple de l'enseignement que recoivent les enfants de la bourgeoisie demandent les partisans du modèle du lycée. Dans l'autre camp on montre qu'on a déjà démocratisé un enseignement post primaire.

Ce débat recouvre plusieurs débats. D'abord la question pédagogique. Mais c'est aussi un affrontement droite - gauche. Il y a la crainte du nivellement par le bas et de l'endoctrinement des jeunes cerveaux par les instituteurs. Les partisans de l'école catholique sont particulièrement actifs contre l'école unique.


Quand on lit les historiens de l'école, B Falaize par exemple, on a l'impression d'un grand immobilisme dans ce qui se passe en classe. Les pratiques pédagogiques changent peu. Les nouvelles pratiques s'additionnent aux anciennes qu'elles ne remplacent pas. Dans votre livre on a l'impression qu'il y a de vrais changements dans l'entre deux guerres et d'une école beaucoup plus mobile.

Benoit Falaize écrit sur la période post 1945 et sur l'enseignement de l'histoire. Personnellement je repère dans l'entre-deux guerres une vraie soif de changement qui est liée au traumatisme de la guerre. Tous les maitres ont fait la guerre. Ils sont très impliqués dans les mouvements d'anciens combattants. Ils portent aussi un projet de progrès social. L'adhésion de leur syndicat au progrès social et au pacifisme est réelle.


On a parfois l'impression de revivre dans la période actuelle des débats des années 1930. Quelles leçons les enseignants d'aujourd'hui peuvent-ils tirer de ce qui s'est passé dans l'entre deux guerres ?

La comparaison avec les années 1930 vient rapidement mais doit être tenue à distance car le contexte international est très différent. La violence dans le débat d'opinion n'atteint pas non plus celui des années 1930. On ne retrouve pas le climat de guerre civile larvée de cette époque. En revanche on retrouve l'inquiétude sur l'identité nationale.

Il y a bien un trouble sur l'idée de nation. On est dans une période de transition nationale comme dans les années 1930. Le récit du commun pose problème. Du coté de son corps physique la nation est questionnée par les mouvements de population. Du coté de son corps politique il y aussi interrogation : la France est en train de devenir européenne ce qui interroge l'imaginaire politique. On vit à nouveau un entre deux France ce qui crée une instabilité comparable à celle des années 1930. La leçon qu'on peut tirer c'est qu'il faut réfléchir au récit du commun. On ne peut pas faire l'économie d'un récit national.


Propos recueillis par François Jarraud


Par fjarraud , le vendredi 13 octobre 2017.

Commentaires

  • Bernard Girard, le 13/10/2017 à 11:15

    On ne voit pas pourquoi « le récit du commun »devrait obligatoirement tourner autour de la nation, comme si cette dernière était la seule forme de collectivité possible.  Dans l’école d’aujourd’hui, les préoccupations identitaires occupent une place inquiétante, notamment à travers les programmes d’histoire (en primaire tout spécialement) et l’éducation à la défense, qui précise explicitement que l’éducation à la défense « vise à faire comprendre aux élèves que les militaires servent la nation… » Un bourrage de crâne qui n’a à ce jour jamais été remis en cause par une majorité d’enseignants.

    Pour en rester aux années 30, il est inexact de dire que le pacifisme se serait montré indifférent à la montée du fascisme. C’est notamment oublier que les pacifistes ont souvent été la cible et les victimes des régimes dictatoriaux (aujourd’hui encore…) et que le nationalisme est précisément au cœur de l’idéologie fasciste. 

  • pascaludo, le 13/10/2017 à 10:55
    très bon billet, très clair, merci !
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