Le film de la semaine : « Numéro Une » de Tonie Marshall 

A quelles conditions une femme accède-t-elle aux plus hautes responsabilités dans une grande entreprise française aujourd’hui ? Comment porte-t-elle pareille ambition au cœur d’un monde sous domination masculine ? En fine exploratrice de la condition féminine, la cinéaste Tonie Marshall -César 2000 de la meilleure réalisatrice pour « Vénus Beauté (Institut) »- élabore, avec Marion Doussot, un scénario très documenté au fil de nombreux échanges avec des dirigeantes et des responsables dans le milieu des affaires. Résultat de cette imprégnation dès l’écriture : le portrait décapant d’une femme de pouvoir confrontée à la tentation d’accéder à la tête d’une société de stature internationale. Ni pamphlet féministe, ni satire manichéenne, « Numéro Une » se transforme peu à peu en suspense intime (l’intrépide sauvera-t-elle sa vie affective et son intégrité morale ?), doublé d’un polar social (comment l’audacieuse s’en sortira-t-elle aux prises avec les forces imbriquées du politique, de la finance et des médias ?).  Tonie Marshall ne juge pas les choix de son héroïne, incarnée avec maestria par la comédienne Emmanuelle Devos. Elle filme avec élégance et distance cette dernière avançant au bord du gouffre dans la froideur métallique du milieu des affaires alors qu’affleure chez elle une blessure secrète. Comme si « Numéro Une » portait ainsi la trace d’une humanité irréductible à la férocité foncière d’un monde sans pitié. 

 

Une femme puissante et compétente

 

D’emblée nous sommes aux côtés d’Emmanuelle Blachey (EmanuelleDevos), allure décidée, regard clair, tailleur couture. Que ce soit au Forum des Femmes de Deauville ou à la Défense dans les bureaux haut perchés de son entreprise, le géant français de l’énergie, elle nous apparaît comme l’incarnation de la réussite professionnelle. Ingénieure de formation, elle est maintenant membre du comité exécutif et prend la parole avec aisance au sein des réunions d’hommes en costume gris anthracite. Nulle ostentation cependant dans cette position de pouvoir : celle-là n’est pas du genre à étaler ses affects en place publique. Le cloisonnement paraît étanche avec sa vie personnelle : un compagnon aimant, un fils adolescent et une petite fille, des êtres chers à qui elle réserve son peu de temps libre, sans oublier Henri (Sami Frey), le père, ancien professeur de philosophie à l’université, partagé entre la tendresse pour sa fille et l’hostilité à la position de pouvoir de cette dernière dans le monde de l’entreprise. Dans l’élégance et la retenue, Emmanuelle Blachey imprime en nous l’image nette d’une vie pleine, dans un épanouissement sans accroc ni mystère.

 

Zone d’inconfort, avis de tempête

 

Solitaire et volontaire, elle paraît mener sa carrière comme elle l’entend, travaillant en harmonie avec des collaborateurs éclairés, exploitant sans forfanterie sa maîtrise du chinois pour développer les relations avec des partenaires du continent asiatique. Alors qu’elle refuse les sollicitations nombreuses de recruteurs, un groupe de femmes d’influence, menée par Adrienne (Francine Bergé), ancienne militante du Mouvement de libération des femmes, lui propose de l’aider à devenir PDG d’une grande société à dimension internationale. Le poste –occupé par un homme comme dans toutes les entreprises de cette envergure-sera bientôt libre et l’actuel titulaire, gravement malade, n’a pas préparé sa succession. Nullement grisée par l’offre, l’éventuelle postulante réserve sa décision. Nous ne connaissons rien de ses affres intérieures.

 

Nous l’avons vue à l’épreuve du machisme ordinaire chez Théorès, son entreprise, gérant avec humour et style les paroles sexistes et les gestes déplacés de ses collègues masculins, faisant face dans un sourire courtois à l’attitude ambigüe de son propre PDG. Pourtant, Emmanuelle ne se réclame pas du féminisme. Pragmatique, déterminée, elle finit par céder à la tentation que constitue sa ‘candidature féminine’ comme un défi personnel à relever plutôt qu’un combat symbolique à gagner. Candeur ou inconscience ? Sa décision, rapidement révélée au grand jour, fait l’effet d’un coup de tonnerre. Elle se retrouve bientôt emportée dans le maelstrom des forces, hostiles le plus souvent, que sa candidature déclenche, un tourbillon que le groupe de femmes la soutenant anticipe cependant sans parvenir à le maitriser totalement. Entre les réseaux d’influence, le poids des médias, les relations souterraines entre le pouvoir politique et les décideurs de la finance, elle paraît prise en tenaille, bien seule dans un environnement violent, majoritairement masculin. Au fil des initiatives mondaines et autres apparitions médiatiques, elle se trouve confrontée dans le vaste salon feutré d’un cocktail policé à son rival, Jean Baumel (Richard Berry), un type cynique au verbe cinglant à la misogynie assumée. [Lui] : ‘Il vous faudra beaucoup plus qu’une poignée de soutiens et un peu de presse pour gagner cette bataille…’. [Elle] : ‘Des compétences peut-être’.

 

Trahison, complots et coups-bas, vrais chantages et fausses informations, des événements aux conséquences parfois dramatiques aux quels l’entreprenante refuse de se soumettre. Parallèlement, nous assistons aux ondes de choc que cette lutte implacable propage dans la sphère familiale : la vie amoureuse, la tendresse maternelle et l’affection pour le père mises en péril.

 

Faille intime, résistance ultime

 

Fuyant la thèse démonstrative autant que la caricature simpliste, la cinéaste Tonie Marshall choisit de regarder de près le trajet individuel d’une femme de pouvoir, consciente de ses compétences, apparemment en phase avec son temps. Et c’est l’expérience d’une incursion inédite sur un territoire a priori réservé aux hommes qui met au jour conventions sociales et compromissions en tous genres, clichés sexistes, machisme diffus et autres formes insidieuses de violences faites aux femmes. Aux côtés de la comédienne Emmanuelle Devos au jeu subtil et profond dans la peau de son héroïne obstinée et farouche, la réalisatrice s’éloigne de la fiction militante au profit d’un portrait de femme énergique, dans sa résistance aux normes dominantes, dans sa préservation d’une blessure secrète.

 

La caméra capte avec brio le bleu acier rutilant de lumière des grandes tours rectilignes du quartier de la Défense, siège du pouvoir, monstre froid. Parfois, le montage nous ouvre par des visions fugitives un accès à l’espace mental d’Emmanuelle : le trouble dans son regard face au corps d’une jeune noyée transportée par des secouristes de la plage ou l’image du corps d’une femme habillée flottant sous la mer dans les profondeurs bleu marine. Quelques mots échangés avec le père veuf, un infime tressaillement du visage laissent entrevoir une tragédie partagée, la disparition de la mère, le suicide probable d’une femme qui n’a jamais trouvé sa place en ce monde. Et l’affleurement de cette blessure intime confère à « Numéro Une » une toute autre dimension. Le chemin de l’émancipation est encore long mais la complexité d’un être humain, nullement réductible à son appartenance sexuelle ou sociale, ici suggérée, laisse le champ libre à notre imagination de spectateurs.

 

Samra Bonvoisin

« Numéro Une », film de Tonie Marshall-sortie le 11 octobre 2017

 

 

Par fjarraud , le mercredi 11 octobre 2017.

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